L'ÉCHANGE PAR LE REGARD

L'ÉCHANGE PAR LE REGARD

Le regard n’est pas seulement l’orientation de l’œil vers un point de l’espace pour y récolter les informations sur le monde que la vision donnera, il est projection sur le monde de préperceptions, il est décision de regarder en fonction des intentions du sujet ; le regard est capture du monde et d’autrui, il est anticipation, il est construction d’un monde par le sujet percevant en fonction de ses expériences passées, de sa visée vers le futur, de ses désirs et de ses craintes, de ses croyances et des règles sociales qui le guident.

Nombreux sont aujourd’hui les ouvrages qui tentent de décrire l’importance du regard et d’en dévoiler la fonction et les mystères . Le regard qui établit le contact avec l’autre peut être le « mauvais œil », familier à toutes les civilisations méditerranéennes. Au Maghreb et au Proche-Orient, il est ressenti comme un organe ambivalent : à la fois récepteur du monde et émetteur de force vivante. Cette force s’écoule comme l’eau d’une source dont l’œil, en langue arabe, porte le nom.


Alain Berthoz 

Professeur au Collège de France, 

Membre de l’Institut, 

Directeur du Laboratoire de Physiologie de la Perception et de l’Action. 

 

« La vision est palpation par le regard. » 

M. Merleau-Ponty

 

 

 


 

Le regard échappe donc à la seule approche de la physiologie car il est condensé de biologie et de culture. C’est la première interaction de l’enfant avec le monde. Avant de marcher avec ses jambes, il marche avec son regard, il interroge sa mère. Il suffit de contempler un moment cet extraordinaire échange entre la maman et son jeune bébé lorsqu’ils se regardent pour comprendre qu’il s’agit là de beaucoup plus qu’un simple mouvement, une simple « visée », la simple création d’une image. Il s’agit d’une pénétration réciproque, d’une « commune union » ou communion au sens plein du terme ; le monde extérieur n’existe plus pour deux êtres complètement absorbés par cette fascination réciproque où l’on sent que s’échangent, se donnent et se prennent de multiples messages, mais surtout s’élabore un vécu partagé.

 

Dans cet immense champ des possibles, que peut-on dire sur le regard et l’autisme ? Je ne suis pas un spécialiste de l’autisme et de surcroît, n’étant pas médecin, je ne puis ici que proposer quelques idées des mécanismes concernant la physiologie du regard. C’est dans cette perspective que se place ce texte. Il n’a pas pour objectif de résumer toutes les connaissances sur les bases neurales du contrôle du regard. De nombreuses revues récentes accomplissent cette tâche. Je ne puis qu’indiquer quelques aspects essentiels et proposer quelques idées simples. Je tenterai, toutefois, de proposer quelques pistes de réflexion plus générales sur le regard échangé.

    

  


Leon Battista Alberti - 1472 -
 (Sant'Andrea (Mantua, Italy))

   

LES REGARDS

 

Le regard qui se projette

 

L’idée que le regard est une projection du cerveau sur le monde n’est pas nouvelle. Déjà à Babylone le regard était mâle et se projetait, ou femelle et recevait la lumière. Chez les Grecs, Empédocle (490-430 av. J.-C.) déclare que l’intérieur de la vue est du feu, autour duquel se trouvent de l’eau, de la terre et de l’air à travers lesquels il peut passer grâce à sa subtilité, à la façon de la lumière dans les lanternes. Les pores du feu et de l’eau sont disposés en quinconces. À travers le feu, nous percevons les objets blancs, à travers l’eau les noirs. Chaque donnée sensible s’harmonise à chaque type de pore. Les couleurs viennent à la vue par l’« effluve ». Sa théorie dite de l’ « extra-mission » suppose que ce feu interne produit de la lumière qui se reflète sur les objets et retourne vers l’œil. Platon (426-348 av. J.-C.) a proposé une théorie dite de l’« interaction ». Des rayons visuels seraient produits par l’organisme et entreraient en interaction avec la lumière ambiante et formeraient le « cône de vision » dont le sommet est dans l’œil et la base sur l’objet. Ce cône touche l’objet qui le met en vibration, laquelle est transmise à l’œil. Ce signal vient activer les composantes cognitives de l’âme qui sont situées dans le cerveau. Alahazen (965-1038) a lui aussi proposé une théorie « interactionniste » du regard : des signaux visuels efférents produits par le cerveau (spiritus visibilis), au niveau du chiasma optique, pénètrent dans l’œil et interagissent avec les ondes visuelles produites par les objets. Cette interaction est ensuite renvoyée dans le cerveau et se combine avec les informations de l’autre œil pour donner une perception.

 

L’art de la Renaissance italienne est en partie fondé sur l’exploitation de la perspective. Le regard y est un « point de vue » sur le monde. La révolution qu’ont entraînée les théories d’Alberti sur la perspective vient de l’idée que le monde est décrit du « point de vue » du sujet percevant dont on reproduit la visée, il est guide des rapports de l’architecture. Cette idée des mouvements du regard comme moyen de changer de « point de vue » sera très importante dans l’école soviétique des années 1950 dont les travaux, malheureusement, ont été oubliés par la littératureoccidentale.

      

  

Le regard qui palpe

 

« La vision est palpation par le regard », écrivait Merleau-Ponty. L’équivalence entre les perceptions visuelle et tactile a été démontrée par Bach-y-Rita dans ses expériences célèbres qui ont permis de faire « voir » des aveugles de naissance en leur appliquant sur la peau des vibrations. Cette technique est limitée et n’est pas aussi efficace que la lecture en braille, qui utilise sans doute l’exploration active tactile par le sujet, mais elle a démontré que les prévisions de Sartre qui avait annoncé que le sens tactile était l’« analogon » de la vision étaient justes. Une expérience récente d’imagerie cérébrale vient de confirmer l’intuition du philosophe (Keysers et coll., 2004). Lorsqu’on présente à des sujets une image de leur propre jambe en train d’être caressée par  une main, il se produit une activation dans les aires du cerveau qui sont aussi activées lorsqu’on touche réellement la jambe du sujet (aires somato-sensorielles S2) 4. La vision est donc bien palpation par le regard.

 

Je suggère que, d’une certaine façon, le « contact » par le regard est l’équivalent du contact par la main. Merleau-Ponty écrivait : « L’objet est au bout du regard. »

 

 

 

Le regard qui oriente l’attention et guide l’action

 

Le regard est d’abord orientation. Elle peut être déterminée soit par un événement dans le monde extérieur, soit de façon endogène par l’intention du sujet. Les « réactions d’orientation » dirigent le regard, et parfois le corps vers un site ou une cible d’intérêt. Ces mouvements sont en général faits sur place, sans locomotion. Nous désignons aussi par ce terme des changements implicites de la direction de l’attention.

 

L’orientation vers une source sensorielle est un comportement que l’on retrouve chez les organismes les plus simples. Il a été généralement décrit sous le nom de « taxie » par les éthologistes qui ont ainsi distingué « phototaxie », « héliotaxie », « thermotaxie», etc. Chez les insectes comme la mouche, les mouvements d’orientation sont réalisés grâce à des mécanismes automatiques d’une grande subtilité. Mais ces circuits sont relativement rigides en ce sens qu’ils ne comprennent que très peu de stations. Lorenz a beaucoup insisté sur le rôle fondamental qu’a joué l’insight. Il a montré par exemple que les mouvements d’orientation des bébés oiseaux vers la mère revenant au nid avec de la nourriture contiennent en réalité deux éléments du répertoire moteur : un mouvement d’élévation du bec vers la mère, distinct d’un véritable mouvement d’orientation qui, lui, dépend de la direction de laquelle vient la mère. Il a par ailleurs insisté sur le fait qu’une partie des synergies qui sont mises en jeu dans les mouvements sont parfaitement indépendantes des entrées sensorielles. Chez les psychologues, bien qu’elle soit loin de l’analyse des mécanismes neuronaux, la théorie dite « écologique » de Gibson nous rappelle que le développement de la vision fovéale qui s’est accompagnée de la migration des yeux d’une position latérale à une position frontale a permis la mesure de la distance frontale des objets, sans doute pour faciliter la capture manuelle et pour la poursuite oculaire. Mais les avantages de la vision frontale ont eu pour conséquence que les animaux ont dû développer des mécanismes pour prélever successivement des échantillons du monde visuel.

      

  

Il fallut que des mouvements de la tête apparaissent et que la coordination des mouvements d’exploration permette un recouvrement des images successives qui, d’après Gibson, est essentielle pour assurer la cohérence de la représentation de l’ensemble d’une pièce dans laquelle on se trouve, par exemple. Gibson se demande, au sujet de la réaction d’orientation, comment sont guidés les déplacements du regard, et ce qui conduit le regard à se diriger dans une direction et non pas dans une autre et à s’arrêter à un endroit de l’espace plutôt qu’à un autre. La réponse, d’après lui, doit être que des structures intéressantes de la scène – et des morceaux intéressants de structure, plus particulièrement des mouvements – entraînent la fovéa vers elles. Les variables de la structure optique contiennent de l’information et du sens et spécifient les actions qu’ils permettent de faire (affordances, en anglais). La capacité d’explorer l’espace activement par des mouvements d’orientation produits non pas seulement en réponse à des stimulations de l’environnement, mais en fonction des désirs du sujet, est donc un aspect important des mouvements d’orientation qui nous intéressent.

 

Parmi les physiologistes, Pavlov (1927) a donné cette description de la réaction d’orientation : « L’apparence d’un stimulus nouveau évoque immédiatement un réflexe de recherche, l’animal fixe tous ses récepteurs sensoriels pertinents vers la source de perturbation, élevant les oreilles, dirigeant son regard vers la source et reniflant l’air. » Le réflexe d’orientation est donc un état d’éveil généralisé qui n’est pas spécifique à une seule modalité sensorielle.

 

Pour expliquer le fait que la réponse au stimulus disparaît avec la répétition (extinction), Sokolov a introduit un concept fondamental de « modèle neuronal du stimulus ». On retrouve aujourd’hui ce concept dans bien des spéculations sous les noms de « modèle interne », « estimation centrale », « prédiction », « hypothèse intrinsèque ». Ce concept est celui d’une trace qui enregistre les propriétés du stimulus. Donc le réflexe d’orientation n’implique pas seulement des boucles sensori-motrices courtes : il implique une connexion entre le néocortex comme mécanisme de base de l’analyse des signaux et l’hippocampe comme système détecteur de nouveauté. Dans la littérature soviétique, la réaction d’orientation est donc plus une préparation à l’action qu’une simple réaction.

 

On doit aussi citer les travaux de Hess en Allemagne. Il fit de nombreuses expériences de stimulation électrique concernant le rôle des structures du diencéphale et du tectum dans l’organisation des réactions d’orientation. Il a bien établi que l’orientation du regard est une action qui implique l’ensemble de la posture de l’animal et que les réactions d’orientation sont comprises dansl’expression corporelle des émotions. Elles ont par conséquent une signification liée aussi au contexte de l’action. Les mécanismes automatiques de l’orientation du regard, c’est-à-dire le mouvement combiné de la tête et des yeux, incluent aussi des prédictions de l’effet de la gravité sur la tête, par exemple. Ils sont donc prédictifs. Ma propre conception de la réaction d’orientation est qu’elle permet au système nerveux central de diriger l’attention ou de capturer un objet d’intérêt en construisant une configuration d’états de capteurs sensoriels définie par une hypothèse, formulée par le cerveau, sur la nature possible de l’objet visé ; elle est préparation à l’action. D’où l’intérêt porté aujourd’hui sur la « désignation » par le regard.

 

Le regard est donc guide pour l’action. Johansson a montré récemment que le regard se porte toujours en premier, avant la main, sur l’objet que l’on va saisir. Il sert de référentiel à l’action de préhension. Dans ce contexte, l’orientation du regard est toujours accompagnée d’une hypothèse à la fois sur l’objet de l’orientation et sur l’action envisagée. C’est ce qui fait la difficulté de son étude. Elle n’est pas seulement un mouvement, mais un mouvement orienté vers un but et préparatoire de l’action. Il y aura donc plusieurs façons de s’orienter vers un même but. De plus, elle fait sans doute appel à un répertoire, prédéterminé génétiquement, de comportements d’orientation.

      

 

Le regard guide de l’action

 

Lorsque l’orientation est volontaire, endogène, qu’elle procède de l’intention de saisir un objet, elle anticipe l’action. Nous avons montré que, chez l’adulte, au cours de la locomotion, la trajectoire est anticipée par le regard, comme si le cerveau la planifiait et la simulait en interne. Le regard projetterait ainsi sur l’espace la trajectoire imaginée et le guidage visuopostural de lalocomotion serait ainsi le fait du regard. Cette fonction anticipatrice du regard correspond aussi à la stabilisation de la tête pendant les mouvements complexes du corps. Elle n’est pas présente chez l’enfant très jeune mais apparaît toutefois au cours des premières années. Tout déficit dans la capacité de construire une visée unique du regard dans l’espace induira ainsi des déficits dans la capacité de produire des trajectoires locomotrices vers un but. Il y a peut-être là aussi une piste à suivre dans les recherches sur l’autisme mais, à ce stade, il ne s’agit que de spéculations.

 

Les déficits du regard dans l’autisme pourraient aussi induire un déficit dans l’usage du regard comme référentiel pour l’action. En effet, de nombreux travaux récents indiquent que, lors de la saisie, d’abord le regard se porte sur l’objet qui va être saisi et ensuite la main se déplace vers lui, comme si la direction du regard était en fait utilisée comme référence pour le geste de saisie. La découverte d’une région du cortex pariétal appelée « région pariétale de la saisie », où l’on trouve des activités qui pourraient être liées à la coordination entre les gestes de la main et le regard, comme la découverte de neurones dans le colliculus qui codent à la fois les mouvements du regard et de la main, suggère cette intime liaison entre la saisie et le regard, déjà si évidente chez l’enfant dès le plus jeune âge. Il serait intéressant d’étudier chez l’autiste le fonctionnement de cette coordination car, si elle se révélait déficitaire, il serait peut-être possible d’aider les enfants à retrouver une coordination par l’entraînement.

 

 

 

 

 

Le regard qui s’échange 

 

Le regard qui nous intéresse est donc aussi le regard qui régule les relations sociales. Le regard a une fonction de prise d’information, il a aussi un rôle fondamental d’« équilibre interactionnel». L’échange du regard est vital pour la sélection naturelle. On doit à l’éthologiste Golani une extraordinaire description des échanges de regard entre deux chiens qui vont s’égorger. Il utilisa la technique de description des mouvements utilisée par la chorégraphe israélienne Eshkol. Cette technique consiste à décrire par une simple notation manuelle les mouvements des danseurs dans trois référentiels différents et simultanés : un référentiel dit « corporel » que nous pourrions appelerégocentrique, un référentiel « environnemental » que nous pourrions nommer allocentrique, et enfin un référentiel « lié aux deux partenaires » lorsque deux danseurs dansent ensemble. C’est enexploitant ce dernier référentiel que Golani pu décrire un lien extraordinairement rigide entre les yeux des deux chiens qui s’observent avant de se sauter à la gorge. En effet, les conditions concrètes qui permettent à un chien de sauter à la gorge de l’autresont telles qu’il suffit d’un écart de position relative de quelques centimètres entre l’un et l’autre pour induire l’agression fatale. Ainsi se construit entre les yeux des deux chiens une ligne de regard aussi dure qu’une tige d’acier puisque toute déviation par rapport à cette ligne signifie la mort pour l’un des chiens. Cette ligne de regard est tellement solide qu’il suffit au chien dominant d’incliner soudain la tête pour éventuellement faire tomber l’autre chien sans même le toucher.

      

  

Cet échange est aussi celui qui conditionne le statut social de l’individu dans un groupe. Dans Le sens pratique, Pierre Bourdieu décrit ainsi les « habitus » en matière de maintien du regard : « L’homme viril qui va droit au but, sans détours, est aussi celui qui, excluant les regards, les mots, les gestes, les coups tors et retors, fait front et regarde au visage celui qu’il veut accueillir où vers qui il se dirige toujours en alerte parce que, toujours menacé, il ne laisse rien échapper de ce qui se passe autour de lui, un regard perdu en l’air ou rivé au sol étant le fait d’un homme irresponsable, qui n’a rien à craindre parce qu’il est dépourvu de poids au sein de son groupe. Au contraire, on attend de la femme bien élevée, celle qui ne commet aucune inconvenance “ni avec sa tête ni avec ses mains, ni avec ses pieds” qu’elle aille légèrement courbée, les yeux baissés, se gardant de tout geste, de tout mouvement déplacé du corps, de la tête ou des bras, évitant de regarder rien d’autre que l’endroit où elle posera le pied, surtout si elle passe devant l’assemblée des hommes…

 

Bref, la vertu proprement féminine, la lah’ia, pudeur, retenue, réserve, oriente tout le corps féminin vers le bas, vers la terre, vers l’intérieur, vers la maison, tandis que l’excellence masculine, le nif, s’affirme dans le mouvement vers le haut, vers le dehors, vers les autres hommes. »

 

Dans cette définition extrême de la réaction d’orientation, le stimulus n’est plus simplement une configuration de stimuli sensoriels. Comme le précise Bourdieu dans les définitions qu’il donne, « les stimuli n’existent pas pour la pratique dans leur vérité objective de déclencheurs conditionnels et conventionnels, n’agissant que sous condition de rencontrer des agents conditionnés à les reconnaître… L’habitus ne peut produire la réponse objectivement inscrite dans sa “formule” que pour autant qu’il confère à la situation son efficacité de déclencheur en la constituant selon ses principes, c’est-à-dire en la faisant exister comme question pertinente par référence à une manière particulière d’interroger la réalité ». Ce texte est à mon avis fondamental, car il montre que le sociologue, comme le physiologiste, arrive à la conclusion que le cerveau ne se contente pas de subir l’ensemble des événements sensoriels du monde environnant, mais au contraire l’interroge en fonction de présupposés sur la réalité. Une véritable physiologie de l’action est fondée sur ce principe.

      

  

 

 

 

 

Le regard absent

 

Le regard peut aussi être absent. Uta Frith décrit ainsi le petit Pierre, enfant autiste : « Contrairement à ce que tout le monde espérait, le langage n’ouvrit pas les portes de la communication. Curieusement, Pierre répétait souvent ce que disaient les autres. Par ailleurs, il était incapable de jouer à faire semblant ou de participer à une quelconque activité de groupe… Souvent, la famille avait l’impression qu’un mur invisible les empêchait d’entrer en contact avec Pierre… La plupart du temps, il semblait regarder les gens sans les voir. » Le regard des enfants de la guerre et des prisonniers de la Shoah est aussi un regard qui regarde sans voir. Le cerveau est fermé sur lui-même et n’interroge plus un monde d’où ne vient que l’horreur.

 

 

 

 

 

Le regard narrateur

 

Enfin, le regard peut être le véhicule des narrations, des contes et légendes, de l’histoire vécue et de la mémoire comme dans le théâtre. Un des exemples les plus remarquables et les plus anciens d’usage du regard au théâtre est celui du Kathakali qui a influencé de nombreux metteurs en scène modernes comme Mnouchkine. Voici quelques aspects de l’usage du regard dans cet art chorégraphique hindou tels qu’ils sont rapportés par Eugenio Barba. Une des règles qu’enseignent les maîtres du Kathakali à leurs élèves stipule que là où vont les mains pour représenter une action, là doivent se poser les yeux ; là où vont les yeux, là doit suivre l’intellect, et l’action représentée par les mains doit donner naissance à un sentiment déterminé qui se reflète sur le visage de l’acteur.

      

  

Le Kathakali joue donc sur deux registres : le visage qui exprime l’émotion et les réactions subjectives du personnage dans les situations où il se trouve, et les mains et le corps qui communiquent l’aspect narratif des épisodes. Le regard est l’objet d’exercices nombreux. Voici par exemple un exercice pratiqué par les Chakyars, communauté de Kérala connue pour ses acteurs excellents. Le premier jour, l’élève s’assied pour exercer ses yeux dès que la lune fait son apparition. Ses yeux sont oints avec du beurre. Il tourne ses iris autour de la lune sans cesse jusqu’à la disparition de l’astre. Le premier jour, cet exercice dure environ une heure, temps de passage de la lune dans le ciel. Le deuxième jour, l’élève s’assied à la même heure en s’appliquant au même genre d’exercice qui, cette fois, durera deux fois plus longtemps, car tel est le laps de temps entre l’apparition et la disparition de l’astre nocturne. De même le troisième jour. Il continue ainsi à exercer ses yeux chaque nuit, la durée de l’exercice augmentant toujours. Le quinzième jour, nuit de pleine lune, l’élève est assis de six heures du soir à six heures du matin, bougeant sans interruption ses iris en haut et en bas, à gauche et à droite, en rond et en diagonale, d’un coin à l’autre. Il ne s’arrête qu’à l’aube. Le beurre est utilisé pour donner un effet rafraîchissant à la rotation continuelle des iris. Ce système est connu sous le nom de Nilavirikkuka, littéralement « être assis au clair de lune ». Les acteurs s’entraînent au moins une heure par jour pendant huit ans ! L’entraînement à l’orientation vers un objet est le suivant : les yeux sont grands ouverts et la tête tourne tout en observant, comme si les iris conduisaient les mouvements de la tête. Soudain, d’un mouvement brusque, la tête s’arrête, et les iris se fixent sur un objet qui n’est pas le but décidé. La tête reste dans sa position immobile tandis que les iris se déplacent (lentement ou rapidement selon l’intention) vers le but fixé à l’avance et l’atteignent. Alors seulement la tête se tourne vers le but et, au moment où elle arrive sur celui-ci, le visage assume une expression particulière (haine, mépris, joie, etc.).

 

 

 

Une neuroéthologie du regard échangé ?

 

La difficulté de comprendre les déficits de la communication par le regard dans l’autisme vient sans doute du fait qu’il n’y a pas qu’un seul mode d’échange par le regard (Emery, 2000 ;Emery et coll., 1997). Il faudrait construire une véritable « neuroéthologie du regard » échangé. Emery a tenté une classification en cinq catégories :

      

  

– le regard partagé ou échangé dont l’exemple typique est l’échange entre la mère et le bébé. Il distingue ici deux classes : le regard direct et le regard dévié comme deux variantes de la même classe ;

 

– le fait de suivre du regard ; c’est encore un mode de lien mais dynamique qui met en jeu, nous le savons, la poursuite oculaire ;

 

– l’attention conjointe. Dans sa forme élémentaire, elle n’implique pas la désignation par le regard ni l’échange, mais simplement le fait que le regard de l’autre induit une attention portée au même objet ;

 

– l’attention partagée dans laquelle il y a une triade entre les deux agents et l’objet regardé. Ce n’est pas encore la « désignation » de Degos et Bachoud-Lévi qui exige une implication actived’autrui dans le partage de l’attention. On a proposé récemment que, chez le primate en tout cas, la capacité d’imiter un geste soit liée à la capacité d’attention conjointe ;

 

– la théorie de l’esprit dans laquelle le sujet attribue à autrui une intention sur l’objet comme dans le cas de l’enfant qui attribue à la personne qu’il voit l’intention de saisir la peluche par la seule  observation de son regard.

 

Autrement dit, il existerait bien une véritable hiérarchie de mécanisme de l’échange du regard qui se construit au cours de l’ontogenèse (y compris l’utilisation du regard dévié). Cela montre clairement que le contrôle des déplacements du regard et l’échange du regard sont produits par des mécanismes hiérarchisés emboîtés les uns dans les autres et en compétition. Le fait que les structures préfrontales n’interviennent que tardivement au cours de l’ontogenèse est peut-être la raison de l’apparition progressive, au cours de l’enfance, des formes les plus sophistiquées du regard conjoint, de ses contrôles cognitif, affectif et social.

      

 

 

 

Regard et émotion

 

Les bases neurales des émotions et leur relation avec les processus cognitifs sont maintenant mieux connues. Le regard échangé est chargé d’émotion et il n’est pas possible d’évoquer l’échange du regard sans insister sur l’importance de l’émotion dans la détection du regard d’autrui. La première preuve en est l’activation de l’amygdale par le contact direct du regard d’autrui. Elle est bien sûr concomitante de l’activation des aires visuelles consacrées à la perception des visages le long de la voie temporale. Mais il n’est pas nécessaire de percevoir la totalité du visage pour que cette activation par le regard direct entraîne l’activation de l’amygdale ; il suffit par exemple de voir le « blanc de l’oeil » pour que l’amygdale soit activée de façon massive si le visage dont on a extrait le blanc de l’oeil exprime la peur par exemple (Whalen et Schreibman, 2003). De plus, les cortex cérébraux droit et gauche ne traitent pas les visages de la même façon. L’implication de l’amygdale dans les mécanismes émotionnels est bien connue.

 

Le cortex droit semble être impliqué de façon prépondérante et non consciente dans le caractère émotionnel de l’expression faciale. De même, dans le cas du syndrome de Capgras, on a fait l’hypothèse que l’impossibilité pour le patient d’identifier le visage d’autrui est due à une interruption du lien entre le traitement cognitif de l’identité du visage, le long des voies du lobe temporal, et la reconnaissance des aspects affectifs du visage (qui incluent nécessairement le regard), qui impliquent l’amygdale et le cortex préfrontal ventro-médian (Adolphs, Baron-Cohen et Tranel, 2002 ; Damasio, Tranel et Damasio, 1990). II ne faut d’ailleurs pas, comme le suggère trop souvent l’imagerie cérébrale, limiter au cortex la contribution des aspects motivationnels ou affectifs au contrôle du regard. Les ganglions de la base sont aussi un site de convergence (dans le noyau caudé par exemple) car les neurones de cette structure qui sont impliqués dans le contrôle de la direction du regard sont influencés par la récompense ou même l’attente d’une récompense.

 

Je voudrais proposer que les différentes classes d’échange du regard correspondent à la mise en jeu de systèmes neuronaux qui se mettent en place au cours de l’ontogenèse et qui répondent, d’une certaine façon, à la phylogenèse. Le simple contact par le regard, la fixation réciproque, est sans doute un mécanisme très ancien, apparaissant en premier au cours du développement, qui implique les colliculus supérieur et inférieur et l’amygdale, les premiers apportant la réaction d’orientation et l’amygdale l’évaluation par l’émotion. Plus tard apparaît le « désengagement » du regard, rendu possible grâce à une série de mécanismes d’inhibition dont certains impliquent les ganglions de la base et d’autres des projections inhibitrices venant du cortex frontal. Les cortex frontal et préfrontal de l’enfant ne se développent que tardivement, et le bébé reste donc plus facilement ancré sur le regard ou au contraire est plus facilement distrait par une stimulation sensorielle. II maîtrise moins son regard. Le subtil jeu inhibiteur ou désinhibiteur que permet le cortex frontal et préfrontal n’est pas à sa disposition (Diamond et Goldman-Rakic, 1989).

 

L’attention conjointe simple, sans échange réciproque, suppose l’apparition chez l’enfant d’un mécanisme qui intègre la perception de l’espace égocentré liant les objets au corps propre, ce qui correspond à des stades décrits par Piaget sur l’appréhension de l’espace et la différentiation du corps propre et des objets par exemple. C’est pour cela que les parties du lobe temporal qui sont impliquées dans l’élaboration multimodale du corps propre, la perception du mouvement biologique, la perception des visages seront concernées, ce que suggèrent à mon avis les travaux de M. Zilbovicius.

 

L’attention conjointe avec désignation suppose, elle, comme l’ont proposé Degos et Bachoud-Lévi, l’établissement d’une triade (je-tu-il) et un changement de référentiel qui permette à l’enfant de sortir de son référentiel égocentré, de changer de point de vue, ce qu’il ne fait qu’à partir de 1 an. Mais le développement complet de la capacité de partager avec l’autre ses intentions à travers le regard n’apparaît que tardivement, sans doute autour de 7-8 ans, en même temps que l’enfant peut réellement envisager, comme dans l’expérience des « trois montagnes » de Piaget(Piaget et Inhelder, 1981), le monde perçu de plusieurs points de vue.

 

 

      

  

QUELQUES HYPOTHÈSES

 

L’idée qu’il est possible de proposer une théorie fonctionnelle qui rende compte des déficits de communication induits par les anomalies génétiques de l’autisme a été renforcée par les travauxpionniers du groupe de Baron-Cohen qui a proposé une « théorie amygdalienne de l’autisme » (Baron-Cohen, 2004 ; Baron-Cohen et coll., 2000) après avoir observé une très faible activation de l’amygdale chez les autistes dans des tâches d’inférence de l’intention d’autrui par leur regard. Mais, dès sa première publication, ce groupe a précisé, tout en attribuant un rôle essentiel à l’amygdale, que celle-ci n’était qu’une des régions anormales dans l’autisme. Par exemple, deux aires du système limbique sont impliquées dans l’émotion : l’amygdale et le cortex orbito-frontal. On sait maintenant le rôle décisif du cortex orbito-frontal à la fois dans l’évaluation (appraisal) de l’environnement et dans la capacité de changer le jugement que l’on fait de la valeur d’un stimulus (reversal), alors que l’amygdale est, semble-t-il, plus impliquée chez l’animal en tout cas dans l’association assez rigide d’une valeur à une configuration de stimuli.

 

Il est, à mon avis, important d’explorer aussi plus avant la fonction du lobe temporal dans ses fonctions d’élaboration de la conscience de soi : il joue un rôle essentiel dans l’orientation spatiale (Kahane et coll., 2003).

 

Le véritable défi aujourd’hui est de comprendre le réseau des aires du cerveau qui contribuent à l’élaboration du regard partagé et surtout de comprendre les informations qui y sont traitées, car le problème n’est pas de faire une simple phrénologie mais de comprendre les processus mis en jeu. Pour cela, je voudrais proposer quelques hypothèses qui guideront notre examen des bases neurales du regard.

 

Une hiérarchie des regards

 

La première hypothèse est que le regard est sous-tendu par des mécanismes neuronaux hiérarchisés qui se sont précisés au cours de l’évolution. Il n’y a donc pas un, mais de multiples regards, certains automatiques, réactifs, d’autres élaborés, exploratoires, d’autres encore projectifs, ou même libérés du mouvement de l’œil comme dans l’expression « jeter un certain regard sur ». C’est le regard symbolique de la pensée sur le monde et sur soi-même qui est visé. Il faut donc élaborer une théorie physiologique hiérarchique des mécanismes des regards. L’histoire nous a montré que toutes les grandes notions inventées par la langue pour désigner les fonctions cérébrales (mémoire, émotion, langage, attention) recouvrent en réalité des mécanismes très variés et que toutes ces notions doivent aujourd’hui être mises au pluriel !

      

  

Le regard évité

 

Ensuite, ce n’est pas parce qu’une personne ne dirige pas son regard vers autrui ou vers un objet qu’elle ne les perçoit pas. Elle peut en réalité avoir déplacé son regard pour éviter ce que l’on appelle le « contact » par le regard. L’évitement du regard est une certaine façon de regarder dans laquelle il n’y a pas de visée. La périphérie de la rétine, même si elle ne donne pas une image précise, permet quand même de « percevoir » le monde, de le saisir dans ses mouvements, ses relations, etc. Elle permet aussi beaucoup plus d’analyse fine que l’on croit : des expériences de psychologie réalisées dans les années 1950 ont montré par exemple que, si l’on demande à un sujet de fixer un point et qu’on lui présente à la périphérie du champ visuel un chiffre, il dira qu’il ne peut pas lire ce chiffre. Toutefois, si on lui demande de dire un chiffre au hasard, celui-ci est souvent parfaitement correct ! J’ai parlé dans Le sens du mouvement de ces enfants amblyopes profonds qui, au lycée pour aveugles de Montgeron, pouvaient jouer au ping-pong. Ils ne pouvaient pas lire car leur vision fovéale était très pauvre mais pouvaient percevoir le mouvement, sans doute avec la vision sous-corticale. Attention donc à ce que j’appelle la « perception inconsciente ».

 

On accorde aujourd’hui beaucoup trop d’importance aux formes conscientes de perception, alors qu’une partie importante de notre perception résulte de mécanismes sous-corticaux parfaitement inconscients qui pourtant influencent profondément nos,pensées et notre relation avec le monde.

 

 

 

Regard et attention

 

Un grand débat du siècle dernier a porté sur les relations entre attention et regard. Déjà à Moscou, il y a plus de cinquante ans, nos amis russes avaient appelé « fovéa fonctionnelle » cette  pseudo-fovéa qui peut balayer le monde sans que les yeux bougent. On appelle aujourd’hui « attention » ce balayage du champ visuel sans mouvement des yeux. L’autiste pourrait-il non seulement percevoir le monde avec la périphérie de son champ visuel, comme nous l’avons suggéré plus haut, mais aussi « regarder » autrui ou le monde avec ce regard de l’œil dévié et figé ?

      

  

Pour certains, l’attention est un processus indépendant, superposé aux fonctions motrices et cognitives, mettant en jeu des modules cérébraux distincts et spécialisés qui exercent des actions de filtrage, de modulation, etc., sur les traitements sensoriel et moteur. Je pense personnellement que cette vue est erronée : l’« attention » est, comme la « décision », un terme qui désigne un ensemble complexe hiérarchisé de processus fondamentaux du fonctionnement cérébral lié au fait que le cerveau est essentiellement une machine qui prédit, présélectionne, anticipe, etc. S’il est juste d’étudier les mécanismes de cette sélection il est, à mon avis, faux de les séparer dans une fonction unique que l’on appellerait l’« attention » au singulier.

 

En ce qui concerne le regard, on a proposé une théorie appelée « théorie motrice de l’attention » (Barton et Rizzo, 1994 ; Rizzolatti et coll., 1987 ; Sheliga, Riggio et Rizzolatti, 1994) qui suggérait qu’en réalité, comme l’avaient pressenti les chercheurs russes, les mêmes mécanismes sont impliqués dans l’organisation motrice de l’orientation du regard et dans les déplacements attentionnels. Nous avons été les premiers à démontrer, par imagerie cérébrale, que les mêmes aires du cortex sont activées par ce que nous avions appelé des « saccades imaginées » et des « saccades exécutées » (Lang et coll., 1994). Par la suite, de nombreux travaux ont confirmé ce résultat et ont proposé l’idée d’un réseau commun pour le contrôle de l’attention visuelle et le contrôle du regard (Corbetta et coll., 1993 ; Corbetta, 1998 ; Corbetta et coll., 1998). Toutefois, une dissociation a aussi été montrée (Astafiev et coll., 2003 ; Simon et coll., 2002). Le débat n’est donc pas clos sur ce sujet, et mon sentiment est que la tâche dans laquelle est impliqué le sujet est déterminante pour l’étroitesse du couplage entre attention et action.

      

  

Regard et conscience de soi

 

Une quatrième hypothèse est qu’échanger un regard exige que le sujet ait construit une perception cohérente de lui-même et de ses relations avec le monde. En effet, pour mettre en œuvre les mécanismes les plus cognitifs que nous utilisons pour la communication avec autrui, il faut que soit constituée une unité des trois niveaux que je distingue dans la perception du corps : le corps perçu, le corps vécu, le corps conçu. Or toute la physiologie moderne révèle l’extraordinaire éclatement des codages et des référentiels dans lesquels sont organisées les perceptions du corps et de l’espace. Diriger son regard, c’est décider d’une seule visée, c’est faire un choix unique et drastique. Chaque saccade est une décision sans retour, et il existe d’ailleurs un mécanisme dans le cerveau qui s’appelle « inhibition du retour » et qui empêche que notre regard se porte deux fois de suite sur le même lieu (les bases neurales de cette inhibition du retour ne sont pas connues).

 

Mon hypothèse est que si, comme le suggèrent de nombreux travaux, l’enfant autiste a du mal à construire une perception cohérente des relations entre son corps et le monde, comment pourrait-il prendre cette décision de consacrer, même un instant, toute son attention à un seul petit morceau du monde – puisqu’il n’a pas construit un monde qui ait un sens pour lui ? II est absolument nécessaire d’étudier plus à fond les stratégies d’utilisation du regard chez le patient autiste à la fois pour comprendre et peut-être pour rééduquer cette fonction si cruciale.

 

 

      

  

Regard et changements de points de vue

 

Une cinquième hypothèse suggère que, bien que le contrôle des mouvements du regard soit par essence « égocentré », c’est-à dire dirigé du point de vue de celui qui regarde, l’échange des regards exige que soient possibles à la fois le maintien du point de vue du sujet (égocentré) et le changement de point de vue qui le met à la place d’autrui (allocentré). Je ne peux échanger un regard avec autrui que si je me vois de sa place et avec ses intentions. Mais il s’agit ici de relever un défi : il faut adopter le point de vue de l’autre en entrant dans l’autre (Einfühlung), c’est-à-dire en adoptant un point de vue égocentré mais du point de vue de l’autre. Et sans doute tout cela en restant soi-même. J’appellerais cette opération remarquable une « multiperspective simultanée ». On voit ici le défi que va représenter l’espoir de comprendre ce mécanisme visiblement plus complexe que ce que laisse entendre la physiologie des « neurones miroirs ». Une théorie complète des mouvements du regard exigera donc que nous comprenions le rôle du regard d’autrui sur mon propre regard. Une véritable théorie de l’interaction des regards est donc à construire.

     

Regard, mémoire et émotion

 

Enfin, nous devons formuler une dernière hypothèse : le contrôle du regard est influencé par la mémoire mais aussi par le système limbique qui contrôle les émotions, si bien que toute interruption des relations entre émotion et perception aura des conséquences délétères sur le contrôle du regard. On voit ici la complexité du problème et le défi que va représenter dans les années à venir la compréhension des relations entre regard et autisme. Il faut donc se garder de tirer des conclusions trop hâtives de données partielles.

  

       

 

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La jeune fille à la perle

La jeune fille à la perle

"En peinture, comme dans nombre de disciplines artistiques, le regard est un élément important du portrait, de l’autoportrait et de la représentation des relations entre différents protagonistes. Il établit entre le sujet et le spectateur une relation réciproque dont l’intensité de perception des émotions peut atteindre un paroxysme et formuler avec force une présence précédant les mots." Gérard Saccoccini

Son regard est à la fois vague et précis, présent et perdu dans le vide. Il semble nous transpercer. Il y a ici comme l’idée d’une présence. La jeune fille est la vraie Joconde : sa beauté nous éclaire depuis presque 400 ans, son visage à la courbe si fine, au teint si délicat, fragile comme cette perle pendant à son oreille légère.

 

Il est probable que le personnage soit la plus âgée des filles de Johannes Vermeer, alors adolescente. Celle-ci pourrait d’ailleurs apparaître dans plusieurs de ses tableaux. L’artiste néerlandais a peint des dizaines de tableaux représentant des femmes : il semble qu’il ait souhaité reproduire les différents rôles domestiques quotidiens des femmes de son entourage, ménagères travaillant à garder le foyer hors du chaos, œuvrant sans relâche à éduquer la génération suivante.

 

Le sujet semble ici interrompu, juste tourné pour faire face à celui qui vient de l’appeler. Dans son regard, transparaissent le mystère et l’attente. Les couleurs ne sont aucunement laissées au hasard. La veste couleur ocre n’attire pas l’œil sur elle mais sur le col d’un blanc pur qui, lui même, se reflète dans la perle, symbole de chasteté et de pureté, peut-être de l’idée religieuse. Le blanc se retrouve également dans les yeux et les lèvres humides qui eux, évoquent l’étonnement. La couleur blanche permet en réalité d’exprimer la lumière. Le turban, enroulé autour de sa tête, est d’un bleu profond, drapé d’une façon presque géométrique : tout, ici, est extrêmement précis. Sa bouche est légèrement entrouverte, renforce l’effet de surprise et fait le lien. La bouche à la fois innocente et sensuelle. Le nez est fondu dans la joue droite, rajoute au mystère. Vermeer, comme souvent, maîtrise parfaitement l’ombre et la lumière.

 

Dans le regard, dans le sourire, dans la lèvre presque offerte, dans l’éclat du visage se trouve la vraie perle. Dans cet éclair qui fulgure, comme fulgure la perle dans les ténèbres, jaillit un secret, un mystère aussi dense et éternel que celui que l’on peut trouver dans la « Mona Lisa » de Léonard de Vinci. Il est probable que Vermeer se soit servi d’une « camera oscura » ( sorte de projecteur qui reproduit une image sur une surface plane ). Mais le génie du maître est toutefois évident, lorsqu’il parvient à donner vie à la lumière elle-même. Le positionnement du visage permet un jeu d’ombres élaboré qui trouve son point d’orgue dans le reflet scintillant de la perle.

 

Le tableau, peint à l’huile sur une toile de dimension moyenne – 44,5 x 39 – et présenté dans un cadre de bois sculpté avec des motifs floraux, n’est pas daté. On estime cependant que sa réalisation date des environs de l’année 1665. Il semblerait que le tableau soit une commande d’un des clients et protecteurs du peintre : soit le boulanger Hendrick van Buyten, soit un riche percepteur nommé Pieter van Ruijven, principal mécène de l’artiste. Vendu aux enchères à Amsterdam le 16 mai 1696, le tableau appartient alors à un lot numéroté 38, 39 et 40. Il passe ensuite entre les mains de notables de Delft, ville dans laquelle est né le peintre, avant de tomber dans l’oubli pendant deux siècles. Au début du 20ème siècle, Victor de Stuers, découvre cette œuvre non signée et pense qu’il s’agit d’une œuvre de Vermeer : il en parle à son ami collectionneur Arnoldus Andries des Tombe, qui l’achète aux enchères pour quelques florins. L’hypothèse se révèle juste : le nettoyage de la toile fait apparaître le nom du peintre. Le collectionneur lèguera l’œuvre, en 1903, au musée du Mauritshuis, à La Haye. Le tableau y est toujours conservé et exposé.

 

Au départ, le tableau de Vermeer n’avait pas de nom : on l’appelait simplement Tronie, du nom du genre de peinture très en vogue dans les provinces unies au milieu du 17ème siècle, distinctif de l’âge d’or de la peinture néerlandaise ( le mot néerlandais signifie « visage » ). En 1908, il est appelé « La Jeune Fille » ou « Tête de jeune fille ». Après la seconde Guerre Mondiale, on l’intitule « Jeune Fille au turban ». En 1995, le Mauritshuis lui-même appelle le tableau « La Jeune Fille à la perle ».

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Des yeux... au caractère

Des yeux... au caractère

La couleur des yeux livre de précieuses indications sur le tempérament d'une personne. Mais jusqu'où tirer des conclusions, sans verser dans le réductionnisme ?

  

Le physique n'est certes pas la chose la plus importante dans la vie. Mais on ne peut nier son influence sur les relations sociales... Par exemple, la taille a un impact sur la réussite professionnelle, les hommes les plus grands ayant plus de succès en société. Les individus les plus beaux ont aussi des situations professionnelles plus élevées…. Le sourire augmente les chances que nos interlocuteurs se souviennent de nous. Que dire des yeux, miroirs de l'âme, et notamment de leur couleur ?

 

La couleur des yeux reflète un héritage génétique issu de la mère et du père ; or le psychologue britannique Anthony Little et ses collègues, de l'Université Saint-Andrews à Fife au Royaume-Uni, ont montré que les hommes et les femmes recherchent plus volontiers un partenaire ayant une couleur des yeux proche de la leur. Cela expliquerait pourquoi on observe souvent une concentration de telle ou telle couleur des yeux dans certaines zones géographiques. Toutefois, l'effet de la couleur des yeux ne s'arrête pas à la préférence des partenaires potentiels : des travaux montrent aujourd'hui que ce critère peut être révélateur de certains traits de personnalité.

 

À l'Université de Dallas au Texas, le psychologue William Tedford a montré que la réactivité dans certains tests des personnes ayant des yeux de couleur foncée est supérieure à celle des personnes aux yeux clairs. Dans cette expérience, des étudiants masculins et féminins devaient appuyer le plus rapidement possible sur une barre de contact pour éteindre une lumière dès qu'elle s'allumait. La vitesse d'exécution était alors prise en compte. Les résultats montrent que les personnes ayant les yeux foncés (noirs ou marron) ont été plus rapides à cette tâche.

 

Pour expliquer ce constat, les chercheurs invoquent une hypothèse dite de « l'instinctivité » : les personnes aux yeux sombres exerceraient un contrôle moins strict sur leurs comportements que celles ayant les yeux clairs, ce qui se traduirait par des temps de réaction plus brefs dans divers domaines. Cette explication peut sembler étrange, mais la théorie de la réactivité est volontiers invoquée par les chercheurs travaillant sur l'influence de la couleur des yeux.

 

Yeux bruns : instinct et rapidité

 

Certaines expériences montrent ainsi que, dans le domaine sportif, des différences de performances s'observent selon la couleur des yeux. Ainsi, John Beer et Paula Fleming, de l'Université du Kansas, ont fait réaliser à des élèves de primaire une tâche de précision consistant à faire passer un disque à l'intérieur d'un anneau. Les performances des enfants étaient enregistrées en même temps que la couleur de leurs yeux. Les résultats ont montré que les enfants aux yeux marron ont été plus précis que ceux ayant des yeux clairs, bleus ou verts par exemple.

 

La théorie de la réactivité (dite aussi de plus faible inhibition), tout comme celle de l'instinctivité, suppose que les personnes aux yeux foncés seraient plus réactives, car elles inhiberaient moins leurs réactions spontanées : elles seraient plus rapides dans les activités sportives. Les personnes aux yeux clairs seraient, en revanche, plus analytiques, plus observatrices, de sorte que leurs temps de réaction seraient supérieurs. En contrepartie, elles inhiberaient plus facilement certaines réactions inappropriées.

 

Et dans le domaine sportif, cette dernière faculté confère des avantages : certains sports requièrent une capacité de réaction instinctive immédiate, d'autres nécessitant de pouvoir freiner les mouvements impulsifs. De fait, les recherches scientifiques mettent en évidence des différences de performances sportives selon la couleur des yeux. Ainsi, en boxe, on constate que les sportifs aux yeux foncés obtiennent de meilleures performances que ceux dont les yeux sont clairs – réflexe, esquive et coup d'œil sont décisifs. C'est nettement moins le cas au bowling, au golf, au tir à l'arc où l'on peut prendre le temps de préparer son coup. Or dans ces disciplines, les sportifs aux yeux clairs se révèlent meilleurs que ceux aux yeux foncés…

 

Dans un même sport, selon la position occupée, l'un ou l'autre prend l'avantage. Par exemple, au base-ball, les frappeurs aux yeux foncés qui doivent taper à l'instinct avant l'arrivée de la balle ont le dessus, tandis que ceux qui envoient la balle au frappeur, analysent sa position à l'avance et anticipent la trajectoire de la balle, sont statistiquement meilleurs lorsqu'ils ont les yeux clairs.

 

Cette différence entre tempérament instinctif et analytique influe également sur les jugements esthétiques. La psychologue Cynthia Whissell, de l'Université de l'Ontario au Canada, a montré que, dans le domaine du jugement esthétique de formes géométriques, les personnes aux yeux foncés sont plus sensibles à la symétrie, alors que les personnes aux yeux plus clairs portent un intérêt également aux formes asymétriques, par nature plus complexes. Encore une fois, la théorie de la réactivité est invoquée. Les personnes aux yeux foncés repèrent instinctivement l'absence de symétrie, ce qui, immédiatement, influe sur le jugement de ce type de forme moins structurée, normalisée. À l'inverse, une forme dissymétrique est plus complexe et, dès lors, intéresse plus les esprits analytiques, apparemment plus représentés chez les personnes aux yeux clairs.

 

Constatant ce tempérament plus instinctif des personnes aux yeux foncés, le psychologue Alan Markle, du Centre de santé de Huntsville-Madison aux États-Unis, a fait l'hypothèse d'une plus grande réactivité de ces personnes à des stimulations survenant dans leur environnement. Dans une de ses expériences, des étudiants aux yeux marron ou bleus, masculins et féminins, devaient écouter des séries de mots enregistrés, dont certains étaient neutres et d'autres choquants. Dans une autre tâche, on leur présentait des diapositives présentant des scènes neutres (paysages), violentes (accidents de voiture) ou sexuelles. Le stimulus violent, choquant ou sexuel survenait à l'improviste, étant mêlé de façon imprévisible à d'autres stimulations à caractère neutre. Les personnes soumises à ces stimulus étaient reliées à un instrument enregistrant leurs paramètres physiologiques : rythme respiratoire, rythme cardiaque, pression artérielle, conductivité électrique de la peau. Les résultats ont révélé que les hommes – tout comme les femmes – aux yeux marron ont manifesté des réactions physiologiques plus intenses que les participant(e)s aux yeux bleus. Ce serait, une fois de plus, la preuve d'une plus forte réactivité instinctive des personnes aux yeux foncés.

 

Une telle sensibilité à l'environnement expliquerait également certaines différences de comportement alimentaire, selon la couleur des yeux. Ainsi, les psychologues Charles Salter et Helen Bloom, du Laboratoire militaire de recherche et de développement de Natick aux États-Unis, ont étudié la fréquence de consommation de produits de restauration rapide chez des hommes et des femmes de type caucasien, selon la couleur de leurs yeux. Ils ont ainsi découvert que les personnes aux yeux sombres sont de plus grands consommateurs de restauration rapide que celles aux yeux clairs. Ces personnes seraient plus sensibles aux indices présents dans leur environnement, et obéiraient davantage aux publicités pour la restauration rapide.

 

Hormones et couleur d'iris

 

Comment expliquer que les personnes aux yeux sombres soient plus instinctives, et celles aux yeux clairs plus analytiques ? Partant de l'observation selon laquelle les différences de réactivité apparaissent dès l'enfance, le psychologue Robert Kaplan et ses collègues de l'Université d'Ottawa, au Canada, ont demandé à des enseignants d'évaluer les comportements d'enfants âgés de quatre à cinq ans. Ils ont constaté que les petits garçons aux yeux bleus (mais pas les petites filles) sont perçus par les professeurs comme étant plus inhibés, présentant des comportements plus réservés et ayant plus de difficultés personnelles que les enfants aux yeux marron. On trouverait chez eux, toujours d'après les enseignants, plus de réserve, de retenue et de prudence.

 

Selon R. Kaplan, une des causes serait de nature biologique, certaines hormones étant produites en quantité variable chez les individus aux yeux clairs ou aux yeux foncés. Ainsi, chez les personnes aux yeux bleus, la production de l'hormone alpha stimulatrice des mélanocytes (a-msh), impliquée dans la pigmentation, serait moindre. Or un des facteurs limitant la production de cette hormone est la présence de fortes concentrations de cortisol et de noradrénaline, deux hormones associées aux réactions de stress. Cela expliquerait que les enfants en produisant beaucoup sont plus inquiets et inhibés dans leurs comportements.

 

Et les filles ?

 

Mais cette hypothèse a un talon d'Achille : pourquoi les filles échapperaient-elles à cet effet ? Des différences d'éducation entreraient également en ligne de compte. Notamment, certaines normes sociales dans l'éducation des filles tendraient à réprimer certaines réactions trop spontanées ou exubérantes, de sorte que, devenues adultes, elles seraient plus inhibées. Et quand l'enfant grandit, il conserverait ou amplifierait sa tendance initiale. Ainsi, les psychologues Gary Davis et Paul de Vivo, de l'Université du Tennessee, ont montré que les personnes aux yeux foncés, lors d'une réunion en groupe, font des révélations plus intimes sur leur vie que les personnes aux yeux clairs, plus réservées. Quant aux individus dont les yeux ont une teinte intermédiaire, ils se confieraient plus que ceux aux yeux clairs, mais moins que ceux aux yeux foncés...

 

Voilà qui suggère quelques recommandations utiles : lors d'une séance de travail en psychothérapie, le thérapeute gagnera à développer des stratégies mettant en confiance une personne aux yeux clairs, afin qu'elle accepte de se livrer. Les différences observées dans la tendance à s'épancher pourraient expliquer d'autres phénomènes jusqu'alors énigmatiques. Par exemple, Jonathan Bassett et James Dabbs, de l'Université de Géorgie, ont montré, dans deux études distinctes menées auprès d'Américains blancs, que les personnes ayant des yeux clairs ont plus souvent des problèmes liés à l'alcool, que celles aux yeux foncés. Le lien entre ces observations pourrait être le suivant : étant plus inhibées et confiant moins facilement à autrui leurs difficultés, les personnes aux yeux clairs auraient plus de risques de trouver un refuge (illusoire) dans l'alcool, ou d'utiliser cette substance pour surmonter leurs inhibitions.

 

Évidemment, les yeux ont également un effet sur l'entourage, et suscitent des impressions ou des jugements contrastés. Les psychologues Stephen Franzoi et Mary Herzog, de l'Université du Wisconsin, ont montré notamment que les yeux constituent le deuxième critère physique que les femmes observent chez un homme (après les mains), alors que c'est seulement le cinquième critère de séduction pris en compte par les hommes (ces derniers accordent plus d'importances à d'autres critères morphologiques). D'ailleurs, lorsque des étudiants masculins ou féminins doivent se rappeler les caractéristiques physiques de visages d'hommes ou de femmes observés préalablement, la couleur des yeux est plus souvent évoquée par les femmes.

 

Bien entendu, la couleur des yeux n'est pas seulement prise en compte dans les rencontres amoureuses. Dans de multiples situations de la vie (cadre professionnel, amical, scolaire), nous fondons certaines de nos impressions ou jugements sur la couleur des yeux. Par exemple, le psychologue Karel Kleisner et ses collègues de l'Université de Prague ont présenté à des étudiants des photos d'hommes et de femmes dont on avait, selon les cas, colorisé les yeux en marron ou en bleu. Afin d'éviter que d'autres effets n'interviennent, les expérimentateurs avaient pris soin de choisir des personnes n'ayant le teint ni trop pâle ni trop foncé, et des cheveux châtains.

 

L'expérience consistait, pour les participants, à évaluer le niveau de dominance de chacun des individus présentés : a-t-il tendance à s'imposer en groupe ? Préfère-t-il dire aux autres ce qu'il faut faire, ou plutôt faire ce qu'on lui demande ? Les résultats ont montré que si la couleur des yeux n'a pas d'impact sur le jugement de dominance porté sur les femmes, elle en a un chez les hommes : des visages d'hommes dont les yeux avaient été colorisés en marron ont été perçus comme plus dominants que les mêmes visages dont les yeux avaient été colorés en bleu.

 

Les yeux marron des dominants

 

De multiples explications peuvent être fournies à ce phénomène. Notamment, un phénomène d'influence lexicale. Des expressions telles qu'« un regard sombre » ou « des yeux noirs », évoquant la colère ou l'agressivité, pourraient déteindre sur la perception que nous avons des individus aux yeux sombres. Nous les jugerions, en partie pour cette raison et de façon inconsciente, plus agressifs ou dominateurs.

 

Toutefois, une surprise est apparue lorsque K. Kleisner et ses collègues ont reproduit leur expérience en inversant la couleur des yeux des participants : les hommes aux yeux marron ont été retouchés de façon à avoir les yeux bleus, et vice versa. Dans ces conditions, il s'est avéré que les observateurs jugeaient toujours les hommes ayant initialement les yeux marron plus dominants (malgré le changement de couleur de leurs yeux). Cela pouvait indiquer que d'autres éléments du visage traduisent une impression de dominance. Les psychologues se sont alors aperçus que les hommes aux yeux bruns ont généralement des mentons plus larges et plus robustes, des nez plus forts, les yeux plus rapprochés et des sourcils plus proéminents que les hommes aux yeux bleus : or ce sont des caractéristiques associées à la dominance.

 

Une influence jusque dans la mort !

 

Outre d'éventuels facteurs génétiques et biologiques à explorer (on évoque la piste de la testostérone comme facteur influant à la fois sur la couleur des yeux et sur la forme du visage), comment expliquer de tels liens entre la physionomie, la couleur des yeux et la dominance ? Dans le registre des conjectures, les chercheurs proposent que les personnes aux yeux bruns, perçues comme plus dominantes, seraient accoutumées à voir leur entourage les traiter comme telles, en adoptant des comportements soumis ou conciliants. Ces individus finiraient par devenir réellement plus dominants, jusqu'à ce que certaines expressions de domination s'impriment dans les contractions de leurs muscles faciaux, aboutissant sur le long terme à une physionomie exprimant ce trait de personnalité. Signalons que, contrairement à ce que laisseraient supposer certains clichés, la couleur des yeux ne semble pas avoir d'influence sur le caractère plus ou moins attirant des hommes pour les femmes.

 

Enfin, jusque dans la mort, des différences s'observent selon la couleur des yeux. Le psychologue David Lester a étudié les modes de suicides employés par des Blancs américains, et observé que la pendaison et le poison seraient plus utilisés par les hommes aux yeux bruns, les armes à feux ou la noyade par ceux qui ont les yeux bleus. Ainsi, pour des comportements extrêmes, expliqués par la détresse et la souffrance psychologique, des variations comportementales liées à la couleur des yeux semblent se manifester. C'est dire que ce facteur a de fortes probabilités d'intéresser, pour longtemps encore, les chercheurs en psychologie et en biologie, notamment pour élucider les causes possibles de ces étonnantes différences.

 

Nicolas Guéguen

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Modigliani: les yeux des autres

Modigliani: les yeux des autres

" Le regard d’un œil effacé ou voilé manifeste la volonté de défendre l’accès de son jardin secret, la partie de l’âme qu’on ne livre jamais, comme dans les portraits de Modigliani." Gérard Saccoccini

Presque tous les personnages que Modigliani s’attache à peindre semblent dégager une note dominante de mélancolie, de solitude. Ce sont les petits modèles qui s’ennuient et attendent patiemment que la séance de pose soit finie, des servantes aux mains jointes, épuisées d’avoir tant peiné pour survivre, des enfants mal aimés ou parfois oubliés. Si Modigliani a su peindre tous ces êtres de la misère, il a su leur opposer aussi les satisfaits, les pleins d’eux-mêmes, ceux à qui tout réussit, à qui la vie sourit. Ces hommes et ces femmes séparés par un destin si radicalement différent, le peintre les réunit pourtant dans un univers commun : leur regard. Chez Modigliani, les yeux ne sont que deux amandes, que le pinceau a touchées de bleu clair, de vert ou de gris, sans préciser davantage la prunelle. C’est pourtant ce silence du regard qui le rend tumultueux, comme si son absence renvoyait sans cesse à la profondeur de l’âme. Modigliani disait, en parlant de son travail : « D’un œil, observer le monde extérieur, de l’autre, regarder au fond de soi-même ». Il n’y a que le regard qui renvoie aussi parfaitement à la singularité de chacun. Devant lui et au travers de lui s’effacent toutes les similitudes ou ressemblances ; il capte l’étincelle à la fois fugace et éternelle de la vie qui s’enfuit. Et qui défie pourtant aussi le temps : les traits du visage peuvent s’altérer, ses lignes se marquer ou s’affaisser, le regard reste intact. Préservé. Les yeux vides de Modigliani. Tournés résolument vers l’intérieur. Comme un ciel qui s’éteint pour accueillir et laisser briller ses étoiles. 



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A quoi servent nos sourcils ? Des évolutionnistes suggèrent une réponse

A quoi servent nos sourcils ? Des évolutionnistes suggèrent une réponse

Savez-vous que vos sourcils sont un de vos principaux outils de socialisation ?

Pourquoi les humains archaïques avaient-ils des arcades sourcilières si prononcées ? Pourquoi notre espèce Homo sapiens les a-t-elle bien moins proéminentes ? Voici ce qu'en dit une nouvelle étude.

 

Alors que nos lointains ancêtres Homo arboraient des arcades sourcilières proéminentes, l'espèce sapiens les a perdues, tout en gagnant en pilosité (sourcils).

 

Comme en évolution rien n'est gratuit ou presque, cette transformation de la face est supposée nous avoir donné un avantage évolutif. Mais lequel ?

 

Une nouvelle étude sur l'évolution des humains, basée sur une méthodologie originale, apporte une réponse probable.

 

Une protection physique ?

 

En réalité le questionnement des évolutionnistes est double car la raison d'être des ces arcades proéminentes dans la lignée des anciens Homo n'est pas non plus connue. De nombreuses hypothèses ont été émises, et c'est en les testant que les chercheurs ont aussi répondu à l'autre question, celle de leur disparition.

 

En effet, depuis les années 1960 dans les débats autour des arcades archaïques, les évolutionnistes ont beaucoup postulé : elles auraient servi à amortir les micro-chocs de la mastication sur le cerveau, à protéger les yeux contre les coups ou les morsures, à maintenir la sueur et les cheveux hors des yeux...

 

Numérisation et test mécanique

 

Les chercheurs ont testé ces hypothèses avec le crâne fossilisé d'un Homo heidelbergensis nommé Kabwe 1 (en Zambie), dont on suppose qu'il a vécu voici 300 000 à 125 000 ans, un contemporain des premiers Homo sapiens mais aux traits ancestraux (la situation de Kabwe 1 est encore débattue).

 

Numérisé en 3D, sa structure faciale à été soumise a un modèle de calcul basée sur... l'ingénierie civile (bâtiments, ponts) ou l'aéronautique, afin de quantifier les contraintes mécaniques agissant sur cette partie de leur anatomie et ses effets.

 

Conclusion : des arcades plus petites auraient suffit. Si leur fonction avait été la protection structurelle, la loi de sélection naturelle n'aurait jamais pu conduire à une telle proéminence. Mauvaise réponse donc. D'autres hypothèses mécaniques ont également été invalidées.

 

Un postiche qui fait peur

 

Les chercheurs ont alors moulé ces arcades afin de les tester sur eux et vérifier si elles étaient un bouclier efficace contre les "projections" (eau de pluie, sueur, soleil, cheveux, etc.).

 

L'expérience s'est révélée non probante... Mais la réaction apeurée des gens dans la rue, à la vue d'une "personne" (un des scientifiques avec le postiche) aux arcades si développées, leur a soufflé une idée : la proéminence aurait pu avoir une fonction (sociale) en accentuant l'aspect dominateur voire agressif pour intimider.

 

Selon les chercheurs, le fait que des arcades proéminentes sont plus fréquentes chez les hommes que chez les femmes pourrait indiquer que la structure s'est développée par sélection sexuelle.

 

Leur hypothèse

 

Le fait est qu'ils ont alors émis une hypothèse sur sa disparition chez Homo sapiens : en devenant plus lisses et discrètes, les arcades ont rendu cette partie du visage plus visible et mobile - les muscles du front et du cuir chevelu pouvant agir plus efficacement sur les sourcils, qui se sont étoffés.

 

L'avantage ? Gagner en subtilité dans la communication non-verbale en ouvrant tout un univers de signes avec les sourcils, aussi bien dans l'agressivité que dans la sympathie et dans d'autres fonctions (le doute, la conviction, l'étonnement) au haute portée sociale.

 

En conclusion, selon les chercheurs, c'est la sociabilité qui a été favorisée chez Homo sapiens, permettant à celui-ci de nouer des relations plus profondes et avec plus de monde, jusqu'à former une cohésion de masse servant de bouclier à la prédation, notamment. Un débat est lancé...

 

Roman Ikonicoff

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