Boccace (1313-1375), pionnier de l'épidémiologie ?

Donald MORCAMP 


L'épidémie actuelle de covid-19 conduit justement à se pencher sur l'histoire des grandes épidémies et en particulier de la peste : on retrouve régulièrement la référence à la "pestilence de l'air" considérée comme vecteur de contagion. Pourtant, si l'histoire a surtout retenu cette notion volontiers tournée en dérision, d'autres hypothèses étaient soulevées dès le XIVème siècle, non seulement par Pietro da Tossignano dans son ouvrage daté de 1399, mais aussi par Boccace dans son Décaméron publié entre 1349 et 1353.


Rappelons le contexte de l'ouvrage de Boccace : la peste à Florence en 1348, ville que dix jeunes nobles, sept femmes et trois hommes, décident de fuir pour se réfugier quelques temps à la campagne avec leurs domestiques. Confinement relatif, certes, car la "distanciation sociale" et physique n'était certainement pas des plus rigoureuses, mais au moins on s'écartait de ce qui était clairement perçu par Boccace comme un vecteur de l'épidémie: la promiscuité de la ville!


 Dans l'Introduction à la première journée (pp. 37 à 56, édition Le livre de poche 1999) on relèvera : "Or, comme nulle mesure de sagesse ou précaution humaine n'était efficace pour la combattre (…), presque au début du printemps de ladite année, le mal développa horriblement ses effets douloureux et les manifesta d'une prodigieuse manière" (p.38). "Et le fléau s'étendit plus encore : car non seulement la fréquentation et la conversation des malades contaminait les biens portants, leur causant une mort identique, mais encore le contact des vêtements et des objets touchés ou utilisés par les pestiférés semblait transmettre le mal à ceux qui les touchaient." (p.39). Boccace rapporte ensuite un "prodige" : deux porcs ayant saisi avec leurs dents et s'étant frottés le groin sur les haillons d'un pauvre homme mort de la peste, "Moins d'une heure après, ayant un peu titubé comme s'ils avaient pris du poison, tous deux tombèrent mort sur les haillons qu'ils avaient malencontreusement saisis" (p.40). Il assure l'avoir vu de ses propres yeux…


 Ceci permet sans doute de considérer que Boccace ne s'en tient pas seulement à l'idée d'une transmission de la maladie par la "pestilence de l'air" : "ce ne fut pas faute de purger la ville d'une multitude d'immondices par les officiers désignés à cet effet…" (p.38). Cette croyance, qualifiée de "théorie de l'aèrisme, prévaudra au moins jusqu'au XVIIème siècle, époque à laquelle les médecins de peste arboraient un accoutrement dont un masque comportant un long bec rempli d'herbes aromatiques sensées purifier l'air respiré (fig.3). Clairement, Boccace évoquait la contamination interhumaine non seulement par la proximité des individus mais aussi par le contact avec les objets touchés par le malade. Pietro da Tossignano médecin de Bologne (mort en 1401) dans son traité de la peste, évoque le rôle de l'air corrompu ("Il faut donc rester seul et éviter ceux qui viennent d'un lieu dont l'air est infecté" 1 ), mais aussi le contact avec le malade, les lieux infectés et la disposition naturelle des individus2 .


 Boccace suggère aussi une différenciation du risque en fonction du cadre de vie "Le menu peuple et, peut-être, nombre de gens de la classe moyenne, offraient un spectacle beaucoup plus misérable : car, l'espérance ou la pauvreté les maintenant pour la plupart dans leurs maisons, dans leurs quartiers, c'est par milliers qu'ils tombaient malades chaque jour et, n'étant servis ni assistés en rien, tous mourraient presque sans rémission" (p.43). La possibilité de s'éloigner de la zone d'épidémie constitue l'objet même de l'intrigue du Décaméron, ce que feront nos dix protagonistes, même si "un malheur si implacable n'épargna pas d'avantage la campagne environnante. Ne parlons pas des bourgades qui en plus petit, ressemblaient à la ville" (p.45).


 Nous n'en sommes pas encore à l'identification du vecteur de la maladie, mais déjà dans une démarche que l'on pourrait qualifier de "pré-scientifique" à la recherche d'une cause de la maladie et de son mode de propagation, au-delà de l'acceptation du sens du mal. La pensée religieuse dominante de l'époque est évoquée ici avec une certaine perplexité : "Qu'elle fût l'œuvre des corps célestes, ou que la juste colère de Dieu l'eût envoyée aux mortels, en punition de nos iniquités, elle était apparue quelques années plus tôt dans les régions orientales". "(…) ce ne fut pas faute (…) de faire d'humbles supplications - non pas une fois, mais plusieurs - lors de processions, ainsi que des prières adressées à Dieu par les dévotes personnes" (p.38). L'église dans laquelle se rencontrent les protagonistes du Décaméron est quasi désertée par les fidèles. Dans ce contexte épidémique, "Le pape Clément VI avait défini en 1348 un rituel spécial pour les messe en temps de peste" 3 .


 Boccace souligne aussi avec pertinence les différences "cliniques" entre la peste d'Orient où "le saignement de nez était le signe évident d'une mort inévitable" (peste pulmonaire, selon la nosologie actuelle) et la peste bubonique qu'il observe à Florence : "aux hommes comme aux femmes, venaient d'abord à l'aine ou sous les aisselles certaines enflures, dont les unes devenaient grosses comme une pomme ordinaire, d'autres comme un œuf, (…) et que le vulgaire nommait bubons. (…) après quoi, le symptôme du mal se changea en taches noires ou bleuâtres" (p.38). 


Certes, on ne sait encore rien du rôle des rongeurs et de la puce… Il faudra attendre encore quelques siècles non seulement Yersin pour isoler le bacille de la peste (28 juin 1894), mais surtout une révolution de la pensée médicale avec Semmelweis, Pasteur, Jenner… Il ne faut pas pour autant occulter les prémices d'une interrogation réelle par certains intellectuels à l'époque de la grande épidémie de "peste noire". Pourquoi l'histoire n'a-t-elle retenu que la "pestilence de l'air" ? Georges DUBY écrivait, il y a 25 ans : "A quoi bon écrire l'Histoire, si ce n'est pas pour aider ses contemporains à garder confiance en leur avenir et à aborder mieux armés les difficultés qu'ils rencontrent quotidiennement ?"4 


1- Pietro da Tossignano : Tractato de la pestilentia cité par : Jole Agrimi et Chiara Crisciani, Charité et assistance dans la civilisation chrétienne médiévale. In GRMEK (dir.) Histoire de la pensée médicale en Occident, Seuil 1995

 2- in : Marilyn Nicoud. Médecine et prévention de la santé à Milan à la fin du Moyen Âge. Siècles. Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/siecles/3212

 3- ibid ref.1 note 56

 4- Georges DUBY. An 1000 An 2000. Sur les traces de nos peurs. Textuel 1995



Fresque de la chapelle Saint Sébastien à Lanslevillard (Haute Maurienne) construite en 1446. Incision des "bubons" et diable projetant la maladie. Les peintures auraient été commandées par un rescapé de la peste (Armelle Filliol et Sylvie Gotteland, «La chapelle Saint-Sébastien à Val Cenis Lanslevillard fête ses 500 ans», La rubrique des patrimoines de Savoie, p. 21-23, n° 41, juillet 2018). 




La danse macabre. Abbaye de La Chaise Dieu c.1450.  Elle affirme aux chrétiens l'égalité de tous devant la mort, quelle que soit la condition sociale ou la position hiérarchique, dans un contexte de guerres et d'épidémies dont la peste qui déciment la population. Sur ce fragment : de gauche à droite les gens du peuple, l'amoureux, le frère infirmier et le ménestrel, séparés par des transis (représentations de cadavres au Moyen-Âge) entraînant les vivants vers la mort. Un siècle plus tôt, Boccace soulignait pourtant l'inégalité sociale face à l'épidémie de peste, message en contradiction avec la pensée religieuse qui se veut "rassurante" à l'aube d'une vie éternelle. 



Médecin de peste, en 1656. Professor Dr. Eugen Holländer, 2nd edn (Stuttgart:Ferdinand Enke, 1921), fig. 79 (p. 171). Domaine public, https://commons.wikimedia.org Le masque est doté d'un long bec rempli d'herbes aromatiques sensées purifier l'air respiré, la pestilence de l'air est encore à cette époque considérée comme cause de l'épidémie. Trois siècles auparavant, Boccace relevait le rôle du contact physique avec le malade ou les objets qu'il avait touchés dans la transmission de la peste.