Une humanité partagée

 

Qui sommes-nous ? Des êtres humains constitués de quelques milliards de cellules ? Le problème est que nous abritons au moins autant de microorganismes, et qu'ils jouent un rôle important dans notre fonctionnement. Nous sommes donc des Chosmo sapiens.

 

 

 

À chaque siècle, l'être humain a perdu de sa superbe et a dû en rabattre de sa supposée supériorité. Avec Copernic, sa Terre n'était plus le centre de l'Univers. La Théorie de l'évolution de Darwin en a fait un animal comme les autres, inscrit dans la longue histoire du vivant, façonnée par la sélection naturelle. La primatologie a estompé les frontières que l'humain avait érigées pour l'isoler de ses cousins les plus proches, les grands singes. En fin de compte, le « propre de l'homme » a vécu. On pourrait croire les occasions pour notre espèce de questionner son identité désormais dépassées. Ce n'est pas le cas, une nouvelle se profile avec insistance.

 

Avec les progrès récents de la microbiologie, la conception de l'identité humaine ne cesse d'évoluer et de s'éloigner de l'anthropocentrisme de l'âge classique. En prenant conscience des rôles cruciaux joués par des partenariats microbiens tout au long de son histoire, Homo sapiens redécouvre sa vraie nature : il est un collectif « métahumain » dont les développements passés, présents et à venir dépendent fondamentalement des microorganismes. En d'autres termes, il est Chosmo sapiens, le terme Chosmo illustrant la fusion du genre humain et du cosmos microbien qui le compose. Cette prise de conscience n'est pas mineure. Un parallèle avec les réflexions sur l'homme augmenté aide à en comprendre les enjeux.

 

Aujourd'hui, la planète est principalement peuplée de microorganismes unicellulaires (bactéries, archées, eucaryotes unicellulaires) et de virus. Les scientifiques estiment le nombre des premiers à 5 3 10 30, tandis que les seconds seraient 10 à 100 fois plus nombreux. Tous ces petits êtres évoluent très rapidement, se modifient les uns les autres et changent le cours de la vie sur Terre. Pourtant, plutôt que ce bouillonnement fascinant d'innovations, de luttes intestines et de coopérations agitant l'infiniment petit, c'est souvent Homo sapiens, notre espèce, qui est au cœur de l'attention scientifique et philosophique.

 

Nous l'avons vu, l'anthropocentrisme n'est pas né de la dernière pluie et cette perspective nous est très familière. Nous nous sommes tous interrogés un jour sur le propre de l'homme, à la recherche de caractéristiques singulières dans notre développement, notre comportement, notre système immunitaire, notre conscience, notre langage. Mais difficile de rester entre soi pour répondre à ces questions. Les développements de la théorie de l'évolution nous plongent d'emblée dans une perspective plus large : Homo sapiens est le résultat d'une longue histoire.

 

L'humain, hybride par nature

 

Celle-ci a commencé il y a très longtemps, au moins deux milliards d'années de cela. Sur Terre, deux types de microorganismes, les archées et les bactéries, se partageaient la planète, coopérant parfois. D'un partenariat endosymbiotique – une bactérie ancestrale emboîtée dans une archée ancestrale – une nouvelle forme de vie a émergé : la cellule eucaryote dont nous dérivons tous.

 

La raison pour laquelle cette étape lointaine de notre histoire ne peut pas être passée sous silence est que chacune de nos cellules en porte encore de nombreuses traces. D'une part, nos instructions génétiques se sont développées sur la base d'un mélange d'instructions ancestrales, certaines provenant de la bactérie, d'autres de l'archée, ce qui signifie que dès les origines, nous sommes fondamentalement hybrides sur le plan génétique. Puis au cours du temps, d'autres gènes, apportés par des virus et des rétrotransposons – des séquences d'adn capables de se déplacer dans le génome (ils dérivent d'une catégorie particulière de virus, les rétrovirus) – sont aussi venus s'inviter dans les génomes de nos ancêtres. Les premiers représenteraient aujourd'hui 8 % des séquences de notre adn, les seconds 34 %. Par ailleurs, l'intérieur de nos cellules abrite des mitochondries, qui sont les descendantes de la bactérie ancestrale. Elles fournissent des ressources énergétiques indispensables.

 

Nous sommes donc fonctionnellement, compositionnellement, organisationnellement mosaïques. C'est un assemblage historique, accidentel, provenant en partie des populations microbiennes et virales, qui a permis le développement des caractéristiques humaines. Or c'est dans cette contingence de notre identité que pour certains le bât blesse, qu'il y a matière à repenser notre humanité faite de bric et de broc (microbiens).

 

Se rêver en cyborg

 

Prenez nos mitochondries : ce sont certes de précieuses usines productrices d'énergie, mais elles sont aussi impliquées dans certaines de nos maladies, et limitent peut-être notre longévité. Fruit du hasard et du bricolage évolutif, Homo sapiens n'est pas aussi efficace, parfait, endurant que certains pourraient le souhaiter. Les théoriciens du transhumanisme ont donc proposé d'augmenter Homo sapiens, d'y ajouter des pièces pour rendre notre corps et notre esprit plus performants. Certains Homo sapiens se sont rêvés cyborgs : êtres duaux avec des traits humains, des prothèses technologiques et surtout des propriétés nouvelles construites collectivement à l'interface entre l'humain et la machine.

 

La raison pour laquelle nous mentionnons ici les cyborgs est que plusieurs questions posées par les transhumanistes pour déterminer où se niche notre humanité aident à comprendre intuitivement celles qui se posent aujourd'hui au sujet de Chosmo sapiens, et donc à saisir des aspects importants de la révolution microbiomique en cours. Par exemple, le lien entre le corps et l'identité humaine dans le cas des cyborgs semble ténu. Cesse-t-on d'être un humain au-delà d'une certaine quantité de prothèses technologiques ou bien quand une majorité de nos traits sont construits à l'interface homme-machine ?

 

Par ailleurs, la capacité d'évolution du corps humain semble moindre et moins rapide que celle des prothèses technologiques. Dans ce cas, l'association avec des composants extrahumains évoluant plus vite que nous peut-elle nous faire perdre ou dépasser notre identité ? Enfin, l'évocation des cyborgs éveille des craintes manifestes. Que se passera-t-il si l'interface homme-machine se révèle instable ? La transformation de l'identité humaine sera peut-être de facto limitée, moins radicale qu'annoncée. À l'inverse, n'y a-t-il pas un risque que ce système homme-machine se déshumanise entièrement, si les technologies composant les cyborgs sont manipulables de l'extérieur ?

 

Des questions semblables sont soulevées par la découverte de Chosmo sapiens, avec une nuance de taille. Chosmo sapiens n'est pas un cyborg, ce n'est pas un posthumain. Homo sapiens a toujours été Chosmo sapiens, simplement il ne le savait pas. S'il doit être qualifié de façon technique, Chosmo sapiens est un métahumain. Il est coconstruit depuis ses origines par des éléments du monde microbien avec lequel il est indéfectiblement lié. Autrement dit, nous sommes fondamentalement pluriels.

 

Pourquoi cela affecte-t-il notre identité ? En chacun d'entre nous, il y a au moins autant de cellules humaines (hybrides, donc) que de cellules microbiennes, 100 à 150 fois plus de familles de gènes microbiens que de familles de gènes humains. Le lien entre corps humain et identité est donc plus ténu que nous ne le pensions.

 

La part de l'interface humain-microbes, encore à établir, est aussi probablement non négligeable. Le microbiome humain – l'ensemble des microbes et de leurs gènes qui interagissent avec notre organisme – affecte ainsi à tout le moins la formation des os, la vascularisation des intestins, le métabolisme, le développement du système immunitaire et, en psychotrope naturel, joue peut-être aussi un rôle dans notre comportement (nous rendant plus ou moins anxieux, plus ou moins sensibles à la douleur). Résidents intérieurs, pilotes, copilotes – le rôle de nos microbes fait l'objet de profonds débats, mais manifestement influe sur des propriétés parmi les plus intimes de notre espèce.

 

Notre identité métahumaine est cependant dynamique à court terme, et peut-être à long terme. L'interface homme-microbiome et l'importance de son impact fluctuent au cours de nos vies parce que nos populations microbiennes changent. Un nouveau-né dépourvu de microbes serait incapable de s'alimenter dans les premiers jours de sa vie : est-il moins humain pour autant ?

 

Les gènes du microbiome de Chosmo sapiens ont en principe une bien meilleure capacité d'évolution que nos propres gènes. En effet, les microbes s'échangent des gènes par transfert latéral et disposent d'un temps de renouvellement beaucoup plus court que le nôtre : des centaines de milliers de générations de microbes se succèdent pendant une génération humaine. Dans ce cas, si notre propre génétique ne contraint pas, en la sélectionnant, la diversité de nos microbes, l'évolution de Chosmo sapiens passera largement par celle de ses résidents intérieurs ! L'avenir de l'humanité sera peut-être tributaire de causes extrahumaines.

 

De Chosmo sapiens à Chaosmo sapiens

 

Pour cette raison, les considérations sur la posthumanité et la métahumanité vont probablement être amenées à se croiser de plus en plus fréquemment. Puisque l'humanité dépend des microbes de manière encore plus contingente qu'on ne l'avait anticipé, certains voudront très probablement modifier nos microbiomes par des approches biotechnologiques pour augmenter Chosmo sapiens : façonner des cyborgs microbiologiques. Si ces approches déstabilisent Chosmo sapiens ou si des modifications à grande échelle du microbiome en résultent, nous serons effectivement déshumanisés.

 

Avant d'inventer un « postmétahumain » et de chercher à explorer de nouvelles identités, il paraît donc judicieux de comprendre, dans le cadre d'études scientifiques contrôlées, comment humains et microbes maintiennent leur équilibre, ce qui orchestre nos affinités mutuelles, et de savoir comment les microbiomes se transmettent au cours des générations. Et si l'on doit se risquer à une prévision : parce qu'Homo sapiens a désormais découvert Chosmo sapiens, nul doute qu'il inventera aussi Chaosmo sapiens en explorant les multiples facettes de sa métahumanité.

 

 

 

Eric Bapteste

 

est chargé de recherche du CNRS à l'institut de biologie Paris-Seine. Il codirige l’équipe Adaptation, intégration, réticulation et évolution à Sorbonne Université, à Paris.