LE CERVEAU DU GÉNIE

LE CERVEAU DU GÉNIE

Qu'est-ce qui permet aux surdoués de penser différemment ? Sans doute un cerveau plus connecté et qui suit une maturation accélérée au cours de l'enfance et de l'adolescence

 

La fouille d’une nécropole de la ville de Yehud a livré un penseur vieux de presque 4 000 ans ! 

                                                                                                                                                                                                                         

 

   

  

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), a composé son premier opéra à l'âge de 11 ans. Combien d'enfants, ayant reçu la même formation musicale, auraient déployé un tel génie ?

   

 

 


 

Michel Habib

 

En 2013, les médias diffusèrent divers reportages sur Maximilian, un jeune Suisse âgé de dix ans qui venait de passer son baccalauréat de mathématiques et se préparait à entrer à l'Université. Le père de Maximilian, lui-même professeur de mathématiques, fut longtemps interrogé à la radio ou à la télévision sur le talent de son fils. Le cas ne fut pas sans évoquer l'enfance de Mozart, le compositeur prodige écrivant son premier opéra à l'âge de 11 ans, poussé par un père, lui-même compositeur, et baignant dans un univers tout entier consacré à la musique.

 

Mais combien d'enfants, mêmes plongés dans pareil environnement, deviendraient Maximilian ou Mozart ? Sans doute moins de un sur 10 000 ! Le génie est l'exemple typique d'une faculté issue de la rencontre entre un milieu, d'une part, et un « potentiel », un « talent » ou encore des « dispositions », d'autre part. Ne dit-on pas que le surdoué possède un don, sans que l'origine de ce don soit connue ? Aujourd'hui, les neurosciences s'intéressent naturellement à ce qui se passe dans le cerveau de ces personnes dotées d'un don particulier. Fonctionnement différent, agencement particulier des neurones ou des aires cérébrales ? Les découvertes récentes nous permettent aujourd'hui de percer quelques secrets des génies.

 

Un cortex plus plastique

 

Nous commencerons cette histoire par la fin, au moment où les techniques de mesure du cerveau ont atteint un stade critique de perfectionnement. Ainsi, une équipe de neurobiologistes du Centre américain de la santé du Maryland, conduite par le neuroscientifique Jay Giedd, a examiné, au moyen des techniques d'imagerie cérébrale, le cerveau de 307 hommes et femmes à plusieurs moments de leur vie, de l'enfance jusqu'à l'âge adulte. Cette équipe s'est particulièrement intéressée à l'épaisseur du cortex, la partie la plus externe du cerveau où sont traitées les informations sensorielles et motrices, et où ces sensations sont combinées pour donner lieu à des raisonnements et des intentions. En mesurant l'épaisseur du cortex au fil des ans, il a vu se dégager trois tendances.

 

Les personnes d'intelligence normale (au quotient intellectuel compris entre 83 et 108) voient leur cortex s'amincir progressivement entre 7 et 19 ans (voir figure 3). Les personnes d'intelligence élevée (entre 109 et 120 points de QI) ont également un cortex qui s'amincit progressivement au fil des ans, mais en partant d'une épaisseur supérieure au début. Enfin, les personnes d'intelligence supérieure (121 à 149, en grande partie des surdoués) présentent un profil nettement différent. À l'âge de sept ans, leur cortex cérébral est beaucoup plus mince que celui des autres enfants. Puis, de 7 à 11 ans, il s'épaissit à un rythme élevé, pour ensuite s'amincir comme les autres, mais plus rapidement.

 

Que signifie donc ce profil si particulier observé chez les surdoués : un cortex qui s'épaissit, puis s'amincit rapidement, alors qu'il ne fait que s'amincir doucement chez les autres enfants ? L'épaisseur du cortex dépend à la fois du nombre des neurones et de la quantité des connexions (synapses) qui les relient. Chez le tout jeune enfant, ce nombre atteint son maximum entre un et deux ans pour les neurones, et deux et trois ans pour les synapses. D'autres facteurs peuvent moduler l'épaisseur du cortex, par exemple la quantité de cellules gliales (qui entourent, soutiennent et protègent les neurones) et la présence d'une gaine isolante à base de lipides qui entoure les principaux prolongements (axones) des neurones.

 

Quand le maximum est atteint, le nombre global de neurones dans le cortex tend à diminuer, tout comme celui de synapses. On pense que l'élimination de certaines synapses permet l'apprentissage en créant des voies privilégiées de traitement de l'information. Dans ces conditions, il est assez naturel d'observer un amincissement du cortex chez les personnes d'intelligence moyenne ou élevée.

 

Le fait que le cortex continue de s'épaissir chez l'enfant surdoué jusqu'à l'âge de 11 ans suggérerait que ce processus pourrait être décalé : les neurones continueraient de développer leurs connexions et leurs arborisations à l'âge où se mettent en place les premiers apprentissages, tels que la lecture ou les mathématiques, créant des voies de traitement de l'information qui mobilisent du matériel neuronal de façon dynamique. Ensuite, la phase d'élagage et d'élimination des synapses serait plus rapide, permettant l'acquisition de nouvelles compétences avec une efficacité accrue.

 

Les mécanismes à l'œuvre dans le cerveau en phase de construction sont multiples et étroitement imbriqués. Le schéma proposé ici n'est donc qu'une façon d'imaginer ce qui se produit chez les surdoués. Une certitude demeure : le cortex des surdoués semble plus changeant et plastique que celui des personnes d'intelligence normale.

 

La raison de cette différence biologique est difficile à identifier. Des facteurs génétiques seraient en cause, même si leur complexité et leur nombre rendent sans doute illusoire la recherche de bases génétiques de l'intelligence. Mais l'environnement initial dans lequel grandit l'enfant joue certainement un rôle, les expériences du psychologue canadien Donald Hebb ayant montré, dès les années 1950, que les milieux dits enrichis (comportant de nombreuses stimulations) accélèrent la production de neurones dans le cerveau.

 

 

 Deux faisceaux de fibres neuronales dans le cerveau des surdoués sont plus développées que chez les sujets moyens. Il s'agit du faisceau longitudinal (en bleu clair) et du faisceau arqué (en vert). Ces structures reliant des territoires éloignés du cortex peuvent ainsi coopérer plus efficacement.

 

Un câblage hors normes

 

Mais il n'y a pas que l'épaisseur du cortex qui change chez les surdoués. Les voies de communication entre différentes parties du cerveau jouent aussi un rôle déterminant. Ces connexions sont formées de faisceaux de fibres ressemblant à des câbles optiques et que les récents clichés obtenus par imagerie par tenseur de diffusion ont permis de visualiser.

 

Il y a quelques mois, des chercheurs madrilènes ont observé ces faisceaux de fibres (aussi nommés substance blanche, car les produits chimiques utilisés initialement pour leur conservation en laboratoire les faisaient apparaître blancs) chez des adolescents âgés de 12 à 14 ans d'intelligence moyenne et chez des surdoués en mathématiques. Ils ont constaté deux types de faisceaux de fibres plus denses et robustes : d'une part, le corps calleux qui relie les deux hémisphères cérébraux ; d'autre part, le faisceau longitudinal qui relie le cortex frontal (à l'avant du cerveau) et le cortex pariétal (à l'arrière du cerveau). Ainsi, chez ces surdoués en mathématiques, la communication entre les deux hémisphères, mais aussi entre les parties antérieures et postérieures du cerveau, serait plus concertée et efficace.

 

Effectivement, le développement de ces fibres de substance blanche semble lié à l'intelligence : plus le QI est élevé, plus ces deux structures semblent développées. Plusieurs études ont confirmé l'existence d'un lien statistique entre l'intelligence mesurée et la taille des faisceaux de substance blanche, principalement du faisceau arqué, et surtout de sa partie moyenne nommée territoire de Geschwind, plaque tournante des informations sensorielles, dont les neurones se projettent sur les aires impliquées dans la motricité.

 

Parmi ces études, citons celle du neuroscientifique japonais Hikaru Takeushi de l'Université de Sendai. Il a mesuré les différents faisceaux de substance blanche et a relié ces résultats au degré de créativité, qu'il évaluait grâce à une forme particulière d'intelligence nommée « pensée divergente », la capacité d'imaginer plusieurs solutions à un problème en proposant des idées nouvelles. Cette faculté peut se mesurer au moyen de questionnaires où les questions posées sont, par exemple : « En plus de la lecture, à quoi peut servir un journal ? » (par exemple, à envelopper les objets) ; « Quelles sont les caractéristiques d'un bon téléviseur ? » (recevoir des émissions du monde entier) ; « Qu'arriverait-il s'il n'y avait plus de souris sur Terre ? » (par exemple, le monde serait plus propre).

 

Plusieurs types de mesure sont alors effectués : la fluence – ou aptitude à donner le plus grand nombre de réponses différentes –, la flexibilité – ou capacité à donner des réponses relevant de champs différents –, l'originalité – ou caractère inattendu et peu commun des réponses –, et enfin l'élaboration – ou aptitude à offrir des réponses détaillées. Le tout fournit un score de créativité que les chercheurs ont trouvé être directement lié à ces structures du cerveau déjà évoquées : le faisceau arqué et une portion du corps calleux.

 

Les preuves convergent donc vers un rôle particulier joué par ces faisceaux de substance blanche. En 2008, Jessica Tsang et son équipe de l'Université Bar-Ilan en Israël ont constaté que les compétences mathématiques de jeunes élèves âgés de 10 à 15 ans étaient reliées à la densité de fibres dans le faisceau arqué qui, rappelons-le, relie les aires frontales et pariétales du cerveau.

 

La puissance des réseaux

 

Quel est le rôle de ces câbles de substance blanche ? Pourquoi semblent-ils associés à des facultés particulières chez les enfants ? La substance blanche permet de véhiculer l'information sur de grandes distances au sein du cerveau, de sorte que des territoires distants peuvent travailler ensemble pour résoudre des problèmes. Le faisceau arqué, par exemple – dont la densité semble associée au score de quotient intellectuel – relie les régions corticales postérieures aux parties inférieures du lobe frontal. Le corps calleux, quant à lui, permet aux deux hémisphères de communiquer. Et le faisceau longitudinal, l'ensemble de fibres connectant les parties frontales et pariétales du cerveau, est particulièrement développé chez les surdoués en mathématiques.

 

Insistons sur ce dernier point. La communication renforcée entre les parties frontales et pariétales du cerveau semble constituer une composante clé du très haut potentiel intellectuel. Des spécialistes de l'étude des jeunes à haut potentiel, les psychologues américains Rex Jung et Richard Haier, ont recensé 37 études sur ce sujet et constaté qu'elles pointent vers l'implication de réseaux de neurones particulièrement intégrés entre les parties frontales et pariétales du cerveau chez ces sujets. Ils ont alors proposé une théorie dite de l'intégration fronto-pariétale pour rendre compte de certaines formes d'intelligence.

 

La théorie fronto-pariétale de l'intelligence

 

Cette vision repose sur un certain nombre d'observations : celles du neuroscientifique John Geake, de l'Université d'Oxford, par exemple, qui a constaté que ces réseaux fronto-pariétaux sont particulièrement actifs lors de tâches faisant intervenir ce que l'on nomme l'intelligence fluide (qui permet de produire des réponses multiples et variées à un problème, par exemple « si abc donne abd, que donne kij ? ») par opposition à une forme d'intelligence dite cristallisée, qui suppose de trouver la solution unique à un problème (« si abc donne abd, que donne ijk ? »).

 

D'autres neuroscientifiques en Corée ont enregistré l'activité cérébrale chez des sujets passant des tests de quotient intellectuel évaluant l'intelligence générale, à savoir la capacité à obtenir des scores d'intelligence élevés indépendamment du type de test passé, qu'il s'agisse de tests verbaux ou purement géométriques par exemple. Ils ont constaté que chez les sujets ayant une intelligence générale supérieure à 99 pour cent de la population, les réseaux fronto-pariétaux s'activent beaucoup plus que chez les personnes ayant une intelligence générale légèrement au-dessus de la moyenne de la population.

 

Enfin, l'implication du réseau fronto-pariétal est aussi observée chez les surdoués en mathématiques. L'équipe du neuroscientifique Michael O'Boyle, à l'Université du Texas, a ainsi constaté que, chez ces surdoués, ces réseaux fronto-pariétaux s'activent lors de tâches consistant à faire tourner mentalement une figure géométrique, ce qui n'est pas le cas chez des sujets « normaux ».

 

Pourquoi le développement particulier de telles connexions entre l'avant et l'arrière du cerveau procure-t-elle des capacités mentales hors du commun ? Selon le neuroscientifique Marcus Raichle, le réseau fronto-pariétal remplirait des fonctions de « contrôle cognitif », permettant de prendre en compte les informations extérieures et de puiser dans les connaissances stockées en mémoire. Chacune de ces deux fonctions semble reposer sur des réseaux de neurones distincts, l'un parcourant la partie supérieure et dorsale du cerveau, l'autre mobilisant des régions plus internes dont l'hippocampe et le cortex préfrontal. Le réseau fronto-pariétal, de par sa localisation intermédiaire par rapport à ces deux systèmes, permettrait de réguler leur activité de façon optimale pour les faire interagir efficacement.

 

Quand le surdoué se repose

 

Être surdoué, c'est donc avoir un cerveau où certaines connexions seraient peut-être plus robustes ou efficaces, se traduisant par un fonctionnement cérébral particulier dans certaines tâches. Mais que font les surdoués lorsqu'on ne leur demande pas de résoudre des équations ardues ? Leur cerveau fonctionne, là aussi, différemment. C'est le constat fait par certaines études où l'IRM fonctionnelle est utilisée non plus pour observer les zones cérébrales activées lors d'une tâche mentale, mais pour repérer celles qui ont tendance à s'activer simultanément quand la personne est au repos. Les régions qui s'activent de façon conjointe sont considérées comme connectées les unes aux autres, au moins sur un plan fonctionnel – et probablement aussi par des fibres de substance blanche.

 

Cette approche dite de « connectivité au repos » a permis de montrer que les sujets à haut potentiel présentent une plus forte connectivité dans le lobe frontal et entre les lobes frontaux et pariétaux, y compris lorsque ces sujets ne font rien de particulier. Le fait que cette différence existe même au repos prouve que les enfants précoces diffèrent des autres par une caractéristique de leur cerveau, déjà perceptible en l'absence de toute tâche cognitive.

 

Mais alors, d'où vient cette connectivité si particulière au cerveau des surdoués ? « La vertu ne s'apprend pas plus que le génie », disait Schopenhauer, une autre façon de dire que la question du caractère inné de ces très hauts potentiels reste intacte. Et elle sera très difficile à trancher, car les recherches en génétique, tout en faisant apparaître une composante héréditaire pour l'intelligence, ne laissent guère entrevoir un nombre limité de gènes qui sous-tendraient ces particularités. Génétique et neurosciences sont encore loin de nous avoir livré le code du génie !

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La légende noire des surdoués

La légende noire des surdoués

Si l’on en croit ce qu’on lit dans les médias et dans les livres spécialisés, les surdoués sont les véritables damnés de la Terre: ils sont en échec scolaire, inadaptés, hypersensibles, anxieux, dépressifs, dyslexiques, et plus si affinités. Comment est-ce possible, alors que le sens commun suggèrerait au contraire que les enfants les plus intelligents ont les meilleures chances de réussite dans tous les domaines ?

         

Franck Ramus 

 

 

 

 Dans cet article, nous allons montrer que la plupart de ces allégations, sinon toutes, sont des mythes sans fondement.

 

Pour commencer, il convient de préciser ce que l’on appelle un surdoué. Bien que de nombreuses définitions aient été proposées et débattues, la définition la plus courante et la seule qui fasse l’objet d’un certain consensus international dans la recherche scientifique sur l’intelligence est la suivante : sont surdouées les personnes qui ont une intelligence très supérieure à la population générale, c’est-à-dire en pratique qui ont un QI supérieur à 130, une condition vérifiée par environ 2% de la population. Chez l’enfant, le mot surdoué a pour synonymes « précoce » (qui traduit le fait qu’un enfant plus intelligent que la moyenne de son âge est en avance dans son développement intellectuel) et « à haut potentiel » (qui met l’accent sur le fait que l’intelligence de l’enfant prédit, dans une certaine mesure, sa réussite future). Notons que le mot même de « surdoué » induit l’idée d’un excès d’intelligence, donc d’un problème. En anglais le terme équivalent pour cet usage est simplement gifted (doué), qui n’a pas du tout la même connotation.

 

D’autres définitions possibles existent, comme celles ajoutant au critère de QI élevé des critères positifs (comme la créativité) ou négatifs (par exemple être en difficulté). Ces définitions ont l’inconvénient de biaiser d’emblée les caractéristiques des surdoués, chacune à sa manière et sans qu’aucune d’elle ne fasse l’objet d’un consensus. C’est pour sa plus grande objectivité et sa neutralité que la définition basée strictement sur le QI est généralement considérée comme la plus valide[1].

 

Les surdoués étant définis, quels sont donc les idées les plus répandues les concernant ?

 

Les mythes les plus fréquents

 

Première thèse répétée à l’envi : les enfants surdoués auraient un mode de pensée qualitativement différent de celui des enfants ordinaires. Plus précisément, le raisonnement des personnes normales est souvent décrit par ceux qui diffusent cette conjecture comme « linéaire » ou « séquentiel », allant d’une idée à l’autre dans un enchaînement unidirectionnel. À l’inverse, les enfants surdoués auraient une pensée « en arborescence », où chaque idée donne naissance à plusieurs autres qui, à leur tour, engendrent une multitude de concepts. Ainsi, disent les tenants de cette hypothèse, lors de la résolution d’un problème mathématique, l’élève moyen avance pas à pas de l’énoncé à la solution, avançant droit vers son but. Au contraire, les enfants surdoués exploreraient de nombreuses pistes simultanément, créant une « arborescence » d’idées parfois trop touffue pour être gérée.

 

Une conséquence prévisible d’un mode de pensée radicalement différent des enfants surdoués serait l’échec ou la difficulté scolaire. Si les petits précoces pensent de manière singulière, disent beaucoup de ceux qui s’expriment dans les médias sur la précocité, l’enseignement courant ne saurait leur convenir, leur don les plaçant ainsi en danger. Paradoxalement, trop d’intelligence provoquerait des problèmes scolaires et les enfants les plus prometteurs se retrouveraient ainsi souvent exclus du système éducatif. C’est là sans doute l’un des mythes qui a le mieux essaimé et qui résiste le mieux à une contradiction pourtant bien étayée comme on le verra plus bas. Il a souvent été affirmé qu’un tiers des élèves surdoués seraient en échec scolaire, un autre tiers en réussite et le troisième tiers dans la moyenne. Chiffres simples et frappants, ils ont été repris sans aucune vérification par de nombreux médias et « experts » du haut potentiel. La rumeur a même tellement bien pris qu’elle est non seulement reprise sur des sites dits « d’information » sur la précocité et dans des magazines réputés[2], mais également sur le portail EDUSCOL de l’Éducation Nationale jusque très récemment. Dans la surenchère médiatique autour de la précocité intellectuelle, certains vont même jusqu’à annoncer 50, voire 70 % d’échec scolaire chez les surdoués  …

 

Une enquête récente[3] fait apparaître une autre idée répandue, selon laquelle les surdoués sont souvent émotionnellement instables. On les imagine hypersensibles, anxieux, dépressifs… Cette idée est aussi répandue que peu solidement établie. A priori, deux hypothèses seraient raisonnables. L’une consiste à penser que les surdoués, grâce à leur intelligence, sont capables de mieux gérer leurs émotions et développent des compétences socio-émotionnelles les rendant plus heureux et mieux adaptés, réduisant notamment l’anxiété. L’autre est que, conséquence du décalage avec leurs pairs, ils sont socialement inadaptés, ce qui peut entraîner plus d’anxiété et de mal-être. Si ces spéculations sont a priori logiques, seule l’étude des faits pourra au final nous renseigner sur la réalité de manière fiable, et certainement pas des supputations, aussi sophistiquées fussent-elles.

 

Un dernier mythe courant est celui selon lequel les enfants surdoués seraient plus sujets aux troubles des apprentissages, au trouble de l’attention, avec ou sans hyperactivité, ou encore aux troubles autistiques. S’il est vrai que ces troubles ne sont pas incompatibles avec une intelligence supérieure, c’est tout autre chose d’affirmer qu’ils sont plus fréquents chez ces enfants que dans le reste de la population. Là encore, aucune donnée épidémiologique n’est jamais fournie à l’appui des affirmations. On voit donc que le discours médiatique et réputé expert sur les surdoués tend à propager globalement l’idée paradoxale selon laquelle la précocité intellectuelle serait une terrible maladie.

 

D’où viennent ces mythes ?

 

L’idée que les enfants surdoués sont émotionnellement instables, souvent dyslexiques ou dyspraxiques, statistiquement plus malheureux que les autres, provient sans doute d’une hypothèse défendue à la fin du 19ème siècle par Cesare Lombroso qui prétendait avoir mis à jour un lien entre folie et génie dans son ouvrage Genio e follia (1877). Aucun fait tangible n’est venu étayer cette intuition, mais l’idée était séduisante et fut reprise par de nombreux auteurs. Le génie s’accompagnerait généralement de folie, l’intelligence de désespoir.

 

Dans certains cas, les mythes sont de grossières exagérations de faits réels bien documentés. Par exemple, dans certains tests de créativité, on demande aux participants de donner le plus d’idées possibles à partir d’un point de départ unique (il peut s’agir de finir un dessin de plusieurs manières possible à partir d’une ébauche minimaliste, ou de donner des mots reliés à un concept de départ). À ces épreuves, les surdoués ont statistiquement de meilleurs résultats que la moyenne. Ainsi, une même idée peut mener chez eux à un peu plus de concepts reliés. Ce résultat est peut-être à l’origine de l’idée que les surdoués ont une pensée « en arborescence » à l’opposé des autres enfants.

 

Qu’une idée naisse est une chose, qu’elle se répande et se trouve défendue bec et ongles par ses adeptes en est une autre. La diffusion spectaculaire de la « légende noire » de la précocité se fait par différents biais, par des acteurs souvent considérés comme les meilleurs experts de la question, alors même qu’ils ne citent jamais aucune étude scientifique à l’appui de leur propos, et qu’ils n’ont visiblement pas connaissance des données publiées sur le sujet.

 

En première ligne se trouvent des psychologues praticiens qui côtoient au quotidien des enfants surdoués et « observent » chez eux un ensemble de difficultés scolaires, émotionnelles et cognitives – quoique tous les psychologues ne sont pas d’accord avec cette « observation de terrain »[4]. Ils sont relayés par des associations de parents d’enfants précoces ou d’adultes « surdoués » ayant effectivement des difficultés et qui cherchent auprès des praticiens du réconfort par l’assurance que leurs problèmes proviennent d’une trop grande intelligence. Il s’établit entre les psychologues défendant la thèse que l’intelligence supérieure est une calamité et les associations une symbiose, les dernières servant de marchepied aux premiers dans l’accès aux médias. Ceux qui cherchent à établir la vérité et luttent contre les mythes sont, comme dans d’autres domaines, moins motivés et moins entendus que les alarmistes dans ce « marché cognitif » déséquilibré décrit par Gérald Bronner.

 

Alors que la voix des surdoués et de leurs parents était il y a 40 ans à peine audible, les associations se sont mobilisées, ont développé une compétence de communication et ont ainsi réussi, avec l’aide des psychologues praticiens qui les suivent, à être considérés comme les experts incontournables de la question du haut potentiel, à la fois dans les médias et auprès du gouvernement. La victimisation des surdoués passe particulièrement bien auprès des grands médias, qui ont horreur des récits scientifiques en demi-teinte et des thèses modérées. Que les surdoués soient décrits comme les damnés de la terre, souffrant de troubles variés, instables et rejetés, convient bien mieux à leur format. Quant au gouvernement, il se fie en grande partie à la force de communication des associations et aux grands médias pour savoir qui est expert[5], ce qui le conduit quelquefois à se rallier sans esprit critique à certains fantasmes.

 

Un problème majeur: le biais d’échantillonnage

 

Le point commun qu’ont la plupart des sources des mythes sur les surdoués est qu’elles ne connaissent pas l’ensemble des surdoués, elles n’en voient même pas un échantillon représentatif, elles en voient au contraire un échantillon extrêmement biaisé: c’est ce qu’on appelle le biais d’échantillonnage.

 

Les psys

 

En effet, qui va consulter un psychologue ou un psychiatre ? Les gens qui ont des problèmes (qu’il s’agisse d’un véritable trouble psychologique ou d’une simple difficulté qui justifie une consultation). Bien souvent, afin de mieux évaluer la situation de la personne, et éventuellement d’établir un diagnostic, ces professionnels vont faire passer un test de QI. À cette occasion, il arrive que le score obtenu dépasse 130. Dans ce cas, le professionnel est en présence d’une personne à la fois surdouée et qui a un problème. Du point de vue du professionnel, tous les surdoués qu’il voit ont une difficulté qui justifie une consultation. Difficile de ne pas en retirer l’impression que les surdoués ont souvent des problèmes. Et pourtant, il s’agit là d’une erreur de raisonnement. Rien dans la pratique clinique de ces professionnels ne peut leur permettre d’évaluer rigoureusement si les surdoués ont plus souvent des problèmes que le reste de la population. En effet, cela nécessiterait de comparer la prévalence des problèmes entre les surdoués et la population générale. Faire un tel calcul implique de voir un échantillon représentatif de la population générale, et pas seulement les personnes qui consultent un psy.

 

Une objection possible est que certains enfants consultent un psychologue, non à cause d’un trouble psychologique, mais simplement parce qu’il y a suspicion que l’enfant soit surdoué, et qu’un test de QI est exigé pour envisager de lui faire sauter une classe. Pourtant, même cet échantillon est biaisé. Tous les enfants surdoués ne sautent pas de classe. Certains enfants manifestent leur précocité intellectuelle par l’ennui en classe, le désintérêt pour les enfants de leur âge, et parfois par des comportements perturbateurs. Ceux-là sont donc plus facilement repérés et le saut de classe peut sembler une solution naturelle au problème qu’ils posent. Ils n’ont pas nécessairement un trouble psychologique, mais leur décalage pose un problème qui va aboutir à un test de QI et au constat que le problème est associé à un QI élevé. À côté de cela, d’autres enfants surdoués, peut-être dans la même classe, sont simplement les meilleurs élèves de leur classe, sont contents de travailler plus vite que les autres et de pouvoir lire ensuite, et s’entendent bien avec leurs camarades. Ceux-là, qui ne posent aucun problème visible, sont évidemment bien moins susceptibles d’être proposés pour un saut de classe, et donc sont moins susceptibles d’avoir l’opportunité de passer un test de QI. Les psychologues ne les verront jamais et ne pourront pas en tenir compte dans leurs statistiques subjectives.

 

Les associations

 

Quels parents éprouvent le besoin de créer ou de rejoindre une association de familles d’enfants surdoués ? Principalement ceux dont l’enfant surdoué pose un problème (véritable trouble ou simple décalage scolaire), et qui espèrent trouver une aide en rencontrant des gens qui ont le même type de problème. Quels adultes rejoignent une association d’adultes surdoués ? À nouveau, majoritairement les adultes qui, au lieu de réussir brillamment comme on leur avait peut-être prédit, se trouvent en situation d’échec ou d’insatisfaction d’une manière ou d’une autre, et qui espèrent donc trouver de l’aide, un soutien, un partage d’expériences, avec des personnes qui leur ressemblent. Les membres de ces associations, ne voyant quasiment que des surdoués à problèmes, en concluent naturellement qu’être surdoué est un problème, ou est associé à des problèmes. Là encore, le biais d’échantillonnage est flagrant.

 

Les surdoués ordinaires

 

Il est important de réaliser que, dans un pays comme la France où les tests de QI ne sont pas administrés de manière systématique à toute la population, et où leur usage est réservé aux psychologues diplômés, la plupart des gens ne passeront jamais un test de QI de leur vie, et ne connaîtront donc jamais leur score, y compris s’il est supérieur à 130. Par conséquent, la plupart des surdoués n’ont jamais passé un test de QI, et sont donc des surdoués qui s’ignorent. Ce sont les surdoués « ordinaires »[6], ceux qui généralement réussissent brillamment scolairement et professionnellement, et qui, s’ils font parler d’eux, ne le font jamais en tant que surdoués puisqu’ils n’ont jamais passé de test et n’ont jamais été identifiés comme tels. Ceux-là sont ignorés des psys, des associations, des sites internet, des livres spécialisés et du discours médiatique sur les surdoués.

 

Bien entendu, le fait d’être surdoué ne vaccine pas contre les problèmes. On peut être surdoué et inadapté à son niveau de classe, surdoué et anxieux, surdoué et autiste, surdoué et dyslexique, et même surdoué et en échec scolaire… Il ne s’agit pas de nier que de telles situations existent, ni la souffrance des personnes concernées. Ce que nous avons argumenté jusqu’à présent, c’est simplement qu’il n’y a aucune raison de croire ceux qui disent que les surdoués ont ces problèmes ou caractéristiques plus souvent que la population générale. Mais qu’en est-il vraiment ?

 

Les faits

 

Pour répondre correctement à la question, il faut d’une part avoir des données à la fois sur le QI et sur les caractéristiques réputées associées aux surdoués, et d’autre part il faut disposer de ces données sur une population représentative. Ces conditions ont été réunies dans plusieurs cohortes et études épidémiologiques menées dans différents pays, au moins pour certains facteurs.

 

La notion de « pensée en arborescence » fait les choux gras des revues et des livres grand public, mais est inconnue du monde scientifique. S’il existe bien une notion de « pensée divergente » en psychologie, évoquant celle de pensée en arborescence, elle en diffère en un point essentiel : la pensée divergente n’est pas un mode de pensée spécifique, mais une des composantes du raisonnement normal. L’idée que les élèves ordinaires raisonnent sans bifurquer de manière « linéaire » est fausse, tout comme est fausse l’hypothèse que les enfants surdoués produisent un foisonnement d’idées incontrôlable et qualitativement différent de ce que font leurs pairs. En revanche, il est vrai que les enfants à haut QI obtiennent en moyenne de meilleurs scores dans les épreuves de pensée divergente où il faut faire preuve d’imagination et trouver de nombreuses idées à partir d’un point de départ unique (par exemple, trouver le plus d’utilisations possibles d’un objet, ou le plus de manières possibles de terminer un dessin à peine commencé). Bien que cela rappelle évidemment l’idée de « pensée en arborescence » opposée à la « pensée linéaire », il ne s’agit pas ici d’une différence qualitative, mais quantitative. Les enfants au QI moyen fonctionnent de la même manière que ceux ayant un QI plus élevé. Ils ont eux aussi de nombreuses idées à partir d’un point de départ unique… ils ont simplement, en moyenne, un peu moins d’idées[7]. L’opposition entre une pensée linéaire et une pensée en arborescence n’est pas appuyée à notre connaissance par des études scientifiques.

 

Autre exemple encore plus frappant : des personnes reconnues dans le grand public comme experts de la précocité répètent encore aujourd’hui que les surdoués sont en moyenne plus anxieux que les autres enfants. Or il existe au moins 14 études effectuées dans différents pays (France, USA, Canada, Israël, Pologne, Lettonie) et deux méta-analyses[8] aboutissant toutes à la même conclusion : les enfants précoces ne sont pas plus anxieux que les autres en moyenne. Bien que les preuves soient moins solides, ils semblent ne pas être plus dépressifs ou stressés que les autres non plus.

 

La question à laquelle il est sans doute possible de répondre avec le plus haut degré de certitude est celle de savoir si les surdoués sont souvent en échec scolaire. En effet, depuis que les tests d’intelligence ont été inventés il y a plus d’un siècle, les psychologues se sont évertués à tester dans quelle mesure les scores de QI prédisaient divers aspects de la vie de l’individu : la réussite scolaire[9] bien sûr (puisque les tests de QI ont été conçus dans le but de la prédire), mais également le revenu[10], la satisfaction de l’employeur[11] et même la santé[12] ou l’espérance de vie[13]. Dans tous les cas, des corrélations ont été trouvées, et dans tous les cas, elles sont positives. Autrement dit, plus les enfants ont des QI élevés, et mieux ils réussissent scolairement, plus ils atteignent un niveau de diplôme élevé, plus ils obtiennent des revenus élevés, plus satisfait est leur employeur, meilleure est leur santé et plus longue est leur espérance de vie.

 

Une dernière objection que l’on pourrait faire à ces études est que, même si la relation entre QI et réussite scolaire (ou autre) est globalement positive, il se pourrait que ce soit vrai sur la majeure partie de la distribution des scores de QI, mais que malgré tout la relation s’inverse au-delà d’un certain seuil de QI, dû aux particularités des individus surdoués. Las, cette hypothèse s’est révélée fausse également. De nombreuses études internationales s’étalant sur plusieurs décennies montrent sans ambiguïté que l’effet positif du QI est avéré à tous les niveaux de QI, et ne s’inverse pas[14]. Nous illustrerons cela par des données françaises récentes. La Figure 1 montre les résultats au brevet des collèges d’environ 16000 élèves français (Panel 2007 de la DEPP), en fonction de leur score de QI mesuré en début de 3ème. La relation est manifestement croissante et ne s’inverse pas, même aux QI les plus élevés. De fait, si l’on examine spécifiquement les élèves qui ont un QI supérieur à 130 (à droite de la ligne grise verticale), on observe que tous sauf un ont une note au brevet supérieure ou égale à 10. Autrement dit, aucun des surdoués de cette cohorte n’est véritablement en échec scolaire. Au contraire, ils ont presque tous de bons résultats. On peut donc dire sans risque de se tromper que, même si le QI n’est pas le seul déterminant de la réussite scolaire et s’il peut bien sûr exister des surdoués en échec scolaire, l’idée selon laquelle les surdoués sont de manière générale souvent en échec scolaire est un mythe sans aucun fondement. (cf. également l'analyse supplémentaire en Addendum)

 DEPP  

Figure 1. Relation entre le QI et les résultats au brevet des collèges (moyenne des épreuves de français, histoire-géographie et mathématiques), chez plus de 16000 élèves de 3ème. Données : Panel 2007 de la DEPP , Ministère de l'Éducation, ADISP-CMH. Source : mémoire de master 1 de Thelma Panaiotis, ENS Cachan, 2016, avec Hugo Peyre.

   

Conclusion

 

De nombreux mythes sur la précocité sont colportés, dont le trait commun est de faire des « surdoués » des victimes et de la précocité une pathologie. Ces légendes noires de la précocité intellectuelle sont diffusées par beaucoup de personnes de bonne foi qui côtoient des surdoués ayant de véritables difficultés. Il ne s’agit pas en effet de prétendre que la précocité immunise contre les problèmes : il existe des surdoués dépressifs, anxieux ou perdant pied à l’école. Lorsqu’une personne est surdouée et souffre d’une difficulté psychologique, il est important de lui venir en aide, mais il ne faut pourtant pas en déduire que la précocité est nécessairement la cause de ses difficultés.

 

D’autres personnes semblent vouloir répandre l’idée que les surdoués sont des personnes à risque pour des raisons politiques. En clair, c’est en faisant passer la précocité pour un handicap qu’ils espèrent obtenir de l’Éducation Nationale des aménagements pédagogiques pour les enfants précoces. L’objectif est peut-être louable : il est vrai que certains enfants précoces peuvent être considérés comme ayant des « besoins éducatifs particuliers » et bénéficieraient peut-être d’un enseignement qui leur soit mieux adapté. Si l’on considère que le but de l’école est d’amener chacun à la pleine expression de son potentiel, il peut paraître légitime de prévoir pour les enfants les plus intelligents (au sens du QI) un enseignement un peu différent de celui qui convient aux autres.

 

Pourtant, même si l’objectif peut être louable, la méthode consistant à exagérer le problème et à répandre des mythes n’est ni défendable, ni efficace. Aujourd’hui, l’Éducation Nationale n’envisage d’aménagements que pour les enfants précoces ayant de réelles difficultés : ce n’est pas ce que souhaitaient les associations, mais c’est la réaction normale face à la confusion entretenue entre précocité et difficulté scolaire.

 

 

 

 

 

Addendum

 

Certains croyants dans l'échec scolaire massif des surdoués ont objecté que, si l'on ne voyait pas de surdoués avec de mauvais résultats au brevet des collèges sur notre graphique, c'est sans doute parce qu'ils sont tellement en échec scolaire qu'ils sortent du système scolaire général avant même d'arriver au brevet !

 

Qu'à cela ne tienne, cette hypothèse est parfaitement testable avec ces mêmes données du Panel 2007 de la DEPP. En effet, ces enfants ont été suivis de la 6ème à la 3ème, et ont passé le test de QI à la fois en 6ème et en 3ème. On peut donc 1) déterminer lesquels étaient surdoués en 6ème; 2) vérifier s'ils sont surreprésentés parmi ceux dont nous n'avons pas les résultats au brevet des collèges. Bien sûr, ceux dont nous n'avons pas les résultats au brevet ne sont pas nécessairement en échec: ils peuvent être partis à l'étranger, avoir été malades le jour de l'examen, etc. Néanmoins, les élèves orientés ou déscolarisés sont nécessairement inclus parmi ceux dont nous n'avons pas les résultats au brevet. Enfin, le fait de baser l'analyse sur les QI mesurés en 6ème garantit que tous les surdoués sont détectés, étant donné que seule une minuscule fraction d'enfant lourdement handicapés n'entre pas en 6ème.

 

Résultats

 

Sur 34581 élèves du panel 2007 de la DEPP pour lesquels nous avons les scores de QI en 6ème, 405 (1.16%) avaient un score dépassant 130, et pouvaient donc être considérés comme surdoués. Par ailleurs, nous n'avons pas les résultats au brevet  pour 4725 d'entre eux (13.5%). Crucialement, parmi les 29856 qui ont passé le brevet, 386 (1.28%) étaient surdoués. Mais parmi les 4725 qui n'ont pas passé le brevet, seuls 19 (0.4%) étaient surdoués. Autrement dit, les surdoués ne sont pas surreprésentés, ils sont au contraire sous-représentés parmi ceux qui n'ont pas passé le brevet et qui ne sont donc pas visibles sur notre graphe ci-dessus.

 

Une autre manière de regarder les mêmes données est de comparer les distributions des scores de QI entre les élèves ayant passé le brevet des collèges et les élèves dont les résultats du brevet sont absents (Figure 2). Comme on pourrait s'y attendre, les élèves dont les résultats au brevet sont absents ont des QI inférieurs en moyenne aux élèves ayant passé le brevet.

 

Pour conclure, la Figure 1 ne masque pas des élèves surdoués qui seraient tellement en échec scolaire qu'ils n'auraient pas passé le brevet. Bien au contraire, il n'y a quasiment aucun surdoué parmi les élèves dont les résultats au brevet sont manquants.

 Distribution des scores de QI mesurés en 6ème, pour les élèves ayant passé le brevet des collèges à l'issue de la 3ème, et pour les élèves dont les résultats au brevet sont absents. Source: Panel 2007 de la DEPP, ADISP-CMH. Analyse: Ava Guez.  

Figure 2. Distribution des scores de QI mesurés en 6ème, pour les élèves ayant passé le brevet des collèges à l'issue de la 3ème, et pour les élèves dont les résultats au brevet sont absents. Source: Panel 2007 de la DEPP, Ministère de l'Éducation, ADISP-CMH. Analyse: Ava Guez.

   

Références

 

[1] Carman, C. A. (2013). Comparing Apples and Oranges Fifteen Years of Definitions of Giftedness in Research. Journal of Advanced Academics, 24(1), 52–70. https://doi.org/10.1177/1932202X12472602.

 

[2] L’intelligence en 20 questions, La recherche, Hors Série n°18, juin 2016.

 

[3] Baudson, T. G. (2016). The Mad Genius Stereotype: Still Alive and Well. Personality and Social Psychology, 368. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2016.00368

 

[4] Voir par exemple le blog http://planetesurdoues.fr ou l’article http://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/08/26/les-enfants-du-xxie-siecle-sont-ils-tous-surdoues_4988481_4497916.html.

 

[5] Voir notamment : Ramus, F. (2014). Comprendre le système de publication scientifique. Science et Pseudo-Sciences, 308, 21–34. Disponible sur http://www.pseudo–sciences.org/spip.php?article2308.

 

[6] Gauvrit, N. (2014). Les surdoués ordinaires. Paris: PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE - PUF.

 

[7] Besancon, M. & Lubart, T. (2012). La créativité chez les enfants à haut potentiel. A.N.A.E., 119, 425-430.

 

[8] Martin, L. T., Burns, R. M., & Schonlau, M. (2010). Mental disorders among gifted and nongifted youth: A selected review of the epidemiologic literature. Gifted Child Quarterly, 54(1), 31-41. doi:10.1177/0016986209352684

 

Gauvrit, N. (2014) Précocité intellectuelle : Un champ de recherche miné. A.N.A.E., 132-133, 527-534.

 

[9] Deary, I. J., Strand, S., Smith, P., & Fernandes, C. (2007). Intelligence and educational achievement. Intelligence, 35(1), 13-21.

 

[10] Ceci, S. J., & Williams, W. M. (1997). Schooling, intelligence, and income. American Psychologist, 52(10), 1051.

 

[11] Ree, M. J., & Earles, J. A. (1992). Intelligence is the best predictor of job performance. Current directions in psychological science, 1(3), 86-89.

 

[12] Gottfredson, L. S., & Deary, I. J. (2004). Intelligence predicts health and longevity, but why?. Current Directions in Psychological Science, 13(1), 1-4.

 

[13] Deary, I. J., Batty, G. D., Pattie, A., & Gale, C. R. (2008). More intelligent, more dependable children live longer a 55-year longitudinal study of a representative sample of the Scottish nation. Psychological Science, 19(9), 874-880.

 

Deary, I. (2008). Why do intelligent people live longer?. Nature, 456(7219), 175-176.

 

[14] Mackintosh, N. J. (2011). IQ and human intelligence (2nd ed.). Oxford: Oxford University Press.

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Émile Zola : entre génie et folie

Émile Zola : entre génie et folie

Le grand écrivain français était-il un génie un peu fou ? Au XIX° siècle, différents médecins et psychiatres, dont Édouard Toulouse, étudièrent son esprit sous tous les angles.


       

                

                

En 1880, Émile Zola publie son Roman expérimental. Il y conduit ses personnages selon une méthode scientifique pour mieux révéler leurs personnalités et leurs pensées. Mais l'écrivain savait aussi « faire gicler » de la peinture sur une toile !

     

 

 

André Parent

  

 

   

Il existe un lien étroit entre le génie et la folie. Nul n'en doute. Celui qui crée et invente, quel que soit son domaine, n'est-il pas différent de nous, un peu « fou » ? Une idée populaire qui remonte à l'Antiquité ! Déjà au Ve siècle avant notre ère, Euripide soulignait « l'affinité » psychologique des états d'ivresse, de folie et d'inspiration artistique, et Démocrite croyait un poète sain incapable de créer un chef-d'œuvre. D'après Platon, Socrate affirmait paradoxalement que la folie a apporté beaucoup de bien aux Hellènes. Le philosophe Aristote lui-même écrivait qu'il n'y a pas de génie sans un grain de folie. Cette idée sera souvent reprise par des individus aussi remarquables que le dramaturge anglais William Shakespeare, le philosophe français Blaise Pascal et le médecin hollandais Herman Boerhaave. Pascal lui-même pensait que « l'extrême esprit est voisin de l'extrême folie ».

 

Au milieu du XIXe siècle, le psychiatre Jacques-Joseph Moreau de Tours (1804-1884) ravivait cette notion en formulant la théorie d'une « genèse psychopathologique de la génialité ». Pour lui, le génie n'était qu'une forme particulière de névrose résultant d'un dysfonctionnement cérébral. Il admettait que le génie et la folie ne provenaient pas des mêmes processus nerveux, mais il croyait que les deux conditions reposaient sur une base commune : une excitabilité anormale du système nerveux central. C'était cette psychonévrose qui propulsait les individus d'intelligence supérieure vers les sommets de la création artistique ou scientifique. C'était aussi elle qui les rendait vulnérables aux dérèglements mentaux. Puis Cesare Lombroso (1835-1909), médecin italien et fondateur de l'anthropologie criminelle, allait reprendre les idées de Moreau de Tours et les amplifier.

 

Une excitabilité anormale du cerveau

 

Dans son Genio e follia (L'Homme de génie), publié pour la première fois à Milan en 1864, Lombroso soutenait qu'au fond de chaque véritable génie se cachait un individu anormalement sensible montrant des signes évidents de déséquilibre mental. Il en vint à considérer le génie comme une forme particulière d'épilepsie latente, l'inspiration géniale n'étant rien d'autre qu'une simple crise d'épilepsie. Afin de confirmer ses idées, il observa et suivit de nombreux patients, et soutint que sa théorie s'appliquait à des « créateurs » aussi célèbres que le romancier français Émile Zola (1840-1902). Selon lui, Zola souffrait d'une forme de psychose hystéro-épileptique dont les effets pervers imprégnaient l'ensemble de son œuvre romanesque…

 

Ces affirmations audacieuses perturbèrent Émile Zola au moment où il entreprenait le dernier volet de sa saga des Rougon-Macquart. Il était alors au sommet de sa gloire, mais aussi au centre d'une certaine controverse. Tout au long de cette longue série de romans, Zola tenta d'appliquer à ses personnages une approche expérimentale calquée sur celle que le physiologiste Claude Bernard (1813-1878) avait utilisée et décrite dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale publiée en 1865. Ainsi, Zola sortit en 1880 Le Roman expérimental. Il était convaincu que, comme elle avait permis aux biologistes de mieux connaître les processus vitaux, l'approche expérimentale, appliquée à la conduite des personnages romanesques, jetait une lumière nouvelle sur les passions humaines et les processus intellectuels. De fait, Zola devint le chef de file du naturalisme, une école littéraire dont les membres croyaient que les conditions sociales, l'hérédité et l'environnement forgeaient la personnalité humaine. Les romanciers adeptes du naturalisme décrivaient avec précision le quotidien, une démarche à l'opposé de celle des romantiques qui présentaient les mêmes réalités de façon symbolique et idéaliste. Obnubilés par les aspects les plus sombres des passions humaines, les écrivains naturalistes subirent régulièrement la foudre des critiques littéraires qui leur reprochaient, entre autres, de mettre trop d'emphase sur les vices et la misère humaines.

 

Le plus souvent, Zola était la cible de ces critiques parfois très virulentes. Parmi ses détracteurs, le médecin, critique d'art et leader sioniste Max Nordau (1849-1923) attaqua l'œuvre de Zola dans Entartung (Dégénérescence). Il s'éleva contre l'art dit « dégénéré », typique de la fin du XIXe siècle en France selon lui, et présenta de nombreuses études de cas d'artistes, écrivains et penseurs : Oscar Wilde, Henrik Ibsen, Friedrich Nietzsche et, bien sûr, Zola.

 

Nordau décrivit Zola comme un « dégénéré supérieur », un « psychopathe sexuel », au comportement fétichiste et « renifleur face au linge féminin ». Il considérait l'omniprésence du thème des odeurs dans son œuvre littéraire comme l'évidence que le système olfactif de son cerveau dominait complètement ses lobes frontaux. De telles attaques, couplées aux vives réactions que suscita l'affaire Dreyfus, eurent une influence considérable sur le monde littéraire parisien. On vit paraître régulièrement dans certains journaux des caricatures grossières et parfois même ordurières montrant Zola comme un goujat ou un malotru.

 

Dans l'esprit de Zola

 

Zola finit par réagir à ces attaques qui l'affectaient profondément en acceptant une offre tout à fait inhabituelle du jeune psychiatre Édouard Toulouse (1865-1947), qui travaillait à l'hôpital psychiatrique Sainte-Anne de Paris. Zola devait devenir le sujet d'une étude médicale et psychologique détaillée dont l'objectif était de tester l'hypothèse de Lombroso : existe-t-il un lien entre supériorité intellectuelle et troubles névrotiques ? Espérant changer son image publique, Zola participa activement à cette collaboration médico-artistique sans précédent qui dura plus d'un an et conduisit à la publication, en 1896, d'une copieuse monographie : Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie. Tome i : Introduction générale - Émile Zola .

 

Pour être plus crédible, Toulouse demanda et obtint la collaboration de plusieurs scientifiques reconnus, dont les spécialistes de l'anthropologie criminelle Alphonse Bertillon (1853-1914) et Francis Galton (1822-1911). Ces derniers l'aidèrent pour la photographie anthropométrique – la mesure des dimensions corporelles – et l'analyse des empreintes digitales. Bertillon joua un rôle déterminant dans la mise au point d'un système de police scientifique en France, alors que Galton, cousin de Charles Darwin et fondateur de l'eugénisme, développa la méthode d'identification par empreintes digitales.

 

Dans son investigation médicale et psychologique de Zola, Toulouse suivit scrupuleusement l'approche expérimentale proposée par Claude Bernard. Il présenta une étude détaillée accompagnée de nombreux tableaux, graphiques, histogrammes et photographies, décrivant minutieusement tous les aspects de la « constitution » physique et psychologique de l'écrivain. D'abord, Toulouse développa les antécédents héréditaires et personnels de Zola, puis présenta in extenso les résultats de ses examens. Toulouse insista sur les mesures anthropométriques de son crâne qu'il trouvait légèrement plus volumineux que celui de l'homme moyen : « On voit que le crâne de M. Zola, qui est un peu supérieur à la moyenne dans tous les diamètres, se distingue par un diamètre vertical très nettement supérieur. »

 

Même s'il était influencé par l'idée d'un lien direct entre le volume du cerveau et l'intelligence, qui prévalait en cette fin de XIXe siècle , Toulouse resta prudent dans ses conclusions. En soulignant les limites qu'imposent les variations de l'épaisseur du crâne sur la mesure du volume cérébral, il conclut néanmoins « qu'il y a donc des probabilités pour qu'il [Zola] ait un volume cérébral supérieur à la moyenne ».

 

Aucun trouble mental

 

Par ailleurs, parmi la multitude de tests psychologiques qu'avait subie l'écrivain, Toulouse s'attarda sur ceux concernant l'olfaction : « L'odorat de M. Zola n'est pas quantitativement plus développé que chez un autre. C'est plutôt par la mémoire des sensations olfactives et par leur utilisation psychique que M. Zola se distingue des autres personnes. » D'autres tests révélèrent que Zola souffrait de certaines obsessions morbides, d'une arithmomanie – un besoin irrépressible d'effectuer des opérations mathématiques, de compter et manipuler des nombres –, ainsi que d'une hypersensibilité tactile. Mais Toulouse ne détecta aucune « dominance » olfactive, ni dégénérescence mentale.

 

À l'opposé des théories de Lombroso, Toulouse affirma, non sans fierté, n'avoir trouvé chez Zola aucune trace d'épilepsie, d'hystérie ou d'un quelconque trouble mental. Cependant, il reconnut que le système nerveux de l'écrivain était « hyperesthésié », c'est-à-dire hypersensible à divers sens, et qu'il en résultait une émotivité défectueuse : Zola n'aurait pas contrôlé ses émotions comme tout le monde. Toulouse interpréta les quelques comportements obsessifs et impulsifs de l'écrivain comme des signes d'un état névrotique qui aurait résulté de longues périodes ininterrompues d'efforts intellectuels. En d'autres termes, sa névrose n'aurait pas été la cause de son intellect supérieur, mais la simple conséquence de l'abus d'une capacité mentale exceptionnelle.

 

Zola préfaça lui-même la monographie de Toulouse, que l'on commenta abondamment autant dans le monde littéraire que scientifique. Tout en remerciant Toulouse d'avoir si bien « étudié et étiqueté sa guenille », l'écrivain nous laissa cette phrase : « Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je l'ai donné à tous et je ne crains pas que tous viennent y lire. »

 

Qu'est devenu le cerveau de Zola ? On ignore s'il fut examiné après son décès, qui eut lieu en 1902 dans des circonstances mystérieuses. Zola mourut dans son sommeil, intoxiqué au monoxyde de carbone dû à un dysfonctionnement de la cheminée de son appartement parisien. Il s'agirait d'une mort accidentelle, mais on n'a jamais totalement écarté la thèse de l'assassinat ou d'une malveillance ayant mal tourné. Quelques jours après sa mort, il fut inhumé au cimetière du Montparnasse, et ses restes furent transférés au Panthéon en 1908.

 

Les théories liant le génie et la folie furent beaucoup débattues à la fin du XIXe siècle, mais l'idée d'une relation étroite entre psychopathologie et créativité prévaut encore de nos jours. En effet, de nombreuses psychobiographies (étude des troubles psychiques de personnages célèbres), ainsi que les recherches récentes, suggèrent que la proportion et la sévérité des symptômes psychopathologiques sont plus importantes chez les éminents « créateurs » que dans la population générale.

 

Les résultats indiquent aussi que plus le créateur est brillant, plus il risque de souffrir de troubles psychologiques graves. Ce qui est encore plus vrai pour les artistes que pour les scientifiques. En 1995, le psychiatre américain Arnold Ludwig montre que 87 pour cent des poètes célèbres qu'il a étudiés souffrent de divers troubles psychologiques, comparés à 28 pour cent des scientifiques. En 1974, la neuroscientifique américaine Nancy Andreasen révèle aussi que 80 pour cent des 30 professeurs de littérature qu'elle a vus souffrent de dépression ou de troubles bipolaires. De plus, Andreasen rapporte que les gens de lettres affectés ont dans leur famille certains membres qui souffrent aussi de diverses pathologies psychiatriques. Cela suggère que le génie et la folie auraient une composante familiale, transmissible entre génération…

 

Mais ces résultats doivent être interprétés avec le plus grand discernement, la limite génialité/normalité n'étant pas évidente. En outre, bien que les individus très créatifs souffrent souvent de symptômes psychiques, ces derniers ne sont souvent pas assez graves pour être considérés cliniquement comme des psychopathologies. Par ailleurs, comme l'a fait remarquer le psychologue Hans Eysenck, les individus ayant des comportements de type psychotique sont souvent très indépendants et anticonformistes, deux éléments aussi associés aux activités créatives et innovatrices…

 

Mécanismes cérébraux de la créativité et de la folie

 

D'un point de vue neurobiologique, les créatifs seraient capables de « dé-focaliser » leurs processus attentionnels, plus facilement qu'un individu « normal ». Selon Eysenck, cette dé-focalisation correspondrait à une diminution de divers processus cérébraux inhibiteurs, qui entrent en jeu lors du traitement de l'information. Ainsi, certaines idées, curieuses pour le commun des mortels, car normalement filtrées par les mécanismes de traitement de l'information, atteindraient la conscience. Cette façon « désinhibée » de traiter l'information provenant autant du monde intérieur qu'extérieur permettrait des associations d'idées totalement inédites ; les individus ayant une telle capacité tireraient donc avantage des pensées bizarres qui les assaillent par moments. De fait, plusieurs artistes et scientifiques souffrant de troubles mentaux divers, tel le mathématicien nobélisé John Nash atteint de schizophrénie, refusaient tout traitement prétextant que cela émoussait leur créativité.

 

Alors existe-t-il un lien entre créativité et psychopathologie ? Le génie et la folie sont-ils les deux faces d'une même réalité ? À la première question, le psychiatre californien Keith Simonton répond par l'affirmative ; à la seconde, par la négative. Les individus créatifs souffrant de véritables maladies mentales sont en effet rares ; toute psychopathologie grave inhibe davantage qu'elle ne stimule l'expression créative. En outre, la créativité n'est en aucun cas incompatible avec un état mental et émotionnel sain. L'activité créative requiert des habiletés cognitives particulières qui nous poussent à penser autrement, à explorer des possibilités nouvelles et souvent incongrues, à rester ouverts aux résultats fortuits, à imaginer l'invraisemblable et à considérer l'improbable.

 

Le débat entourant la relation entre génie et folie est loin d'être clos. Aujourd'hui, certains neuroscientifiques abordent cette question avec des approches sophistiquées telles que l'imagerie cérébrale, la neurogénétique et la neurochimie. Mais ces techniques n'ont pas encore apporté de réponses satisfaisantes quant aux bases neurobiologiques de la génialité. Restons donc à l'affût tout en demeurant vigilants pour ne pas retomber dans les pièges et les dogmes qui ont entravé l'évolution de la pensée scientifique au XIXe siècle.

 

Finalement, gardons en mémoire cette phrase de Toulouse concluant son étude du cas Zola : « Les génies pensent autrement que leurs contemporains ; et c'est pour cela même qu'on les a comparés aux aliénés, car c'est en cela qu'ils sont proprement exceptionnels, anormaux. »

 


 

 

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Fabriquer des surdoués grâce à la génomique ?

Fabriquer des surdoués grâce à la génomique ?

Et si la génomique permettait de localiser les gènes du très haut potentiel intellectuel ? C'est le projet démiurgique de chercheurs chinois... pour améliorer la population.

La sélection des embryons portant les gènes d'une intelligence supérieure serait la base de la sélection des plus performants.

 

Michèle Carlier

 

Dans son ouvrage intitulé Hereditary Genius, Its law and conséquences (Le génie héréditaire, ses lois et ses conséquences), publié à Londres en 1869, l'anthropologue et statisticien Francis Galton n'émet guère de doute sur le fait que le génie soit héréditaire. On peut donc assez facilement produire une « race d'hommes très doués ». Il suffirait, écrit-il, d'organiser des mariages appropriés pendant plusieurs générations successives. Autrement dit, on pourrait sélectionner le génie, tout comme on a sélectionné des « races » de chevaux ou de chiens qui courent vite. Peut-on imaginer qu'en 2014 ce type de projet de société soit encore désiré ?

 

À l'époque, l'ouvrage a été plutôt bien reçu, y compris par des scientifiques. Ainsi, Galton reçut une lettre de félicitations de son petit-cousin Sir Charles Darwin (1809-1882), le « père » de la Théorie de l'évolution, même s'il ne partageait pas tous ses points de vue. Quant au naturaliste et biologiste Alfred Russel Wallace (1823-1823), considéré comme le codécouvreur de la Théorie de l'évolution, il publia un commentaire élogieux dans la revue scientifique Nature du 17 mars 1870. Dans sa conclusion, il admettait que le livre de Galton serait considéré comme une importante contribution à la science de la nature humaine. Mais Galton est aussi le créateur de l'eugénisme, c'est-à-dire de la « science » de l'amélioration de l'espèce humaine.

 

Quelques dizaines d'années plus tard, Lewis Madison Terman (1877-1956), psychologue américain connu pour son adaptation aux États-Unis du test d'intelligence conçu par les Français Alfred Binet et Théodore Simon, publie une étude sur des enfants surdoués : Genetic Studies of Genius. Mental and physical traits of a thousand gifted children (Études génétiques du génie. Trait mentaux et physiques de centaines d'enfants doués). Nous sommes en 1925. Le travail est énorme, surtout si l'on considère les moyens dont on dispose à l'époque. Environ 70 000 élèves ont été recrutés dans 95 écoles, pour repérer ceux ayant un niveau intellectuel très supérieur (QI au moins égal à 140, soit moins de deux pour cent de la population). L'échantillon est large : 643 enfants dans la version de 1925. Il grossira encore par la suite (1 528 dans la version de 1959). Les jeunes sont suivis par l'équipe américaine, et le livre connaîtra deux éditions ultérieures, en 1947 et en 1959, soit trois ans après la mort de Terman.

 

Si l'on peut féliciter Terman et ses collègues d'avoir mené à bien cette étude de grande ampleur étalée dans le temps, ses positions clairement eugénistes n'incitent guère à l'indulgence. En effet, dans les données qu'il recueille, rien ne permet de conclure au rôle de l'hérédité. Les seules informations à la disposition des chercheurs sont les réponses à une question sur une éventuelle « mauvaise hérédité » chez un parent, du côté maternel ou paternel, ou bien des deux côtés. Quand on sait qu'à l'époque on pensait que la tuberculose était une maladie héréditaire, on mesure la pauvreté des informations recueillies.

 

On peut donc s'étonner du titre de l'ouvrage, alors que le corps du texte reste plutôt prudent. Ainsi, le résumé des conclusions du dernier volume paru en 1959 déclare : « Bien qu'il y ait beaucoup d'exceptions à la règle, l'enfant doué typique est le produit d'une origine supérieure non seulement pour le fond culturel et éducationnel, mais aussi apparemment  pour l'hérédité ». Il faut attendre les années 1990 pour assister à un tournant radical dans la recherche des liens entre gènes et traits psychologiques. Grâce au programme « génome humain » qui va permettre d'établir la carte de gènes sur les chromosomes, les rêves les plus fous vont enfin pouvoir se réaliser – du moins c'est ce que pensent certains. Et parmi ces rêves, il en est un qui fascine : découvrir les gènes de l'intelligence – encore mieux, du génie. Trente ans plus tard, il faut bien reconnaître que cet espoir a été déçu. Si des centaines de gènes ont été mises en évidence pour la déficience intellectuelle, on n'a guère avancé du côté des « gènes du génie ».

 

Il est assez facile d'expliquer les raisons de l'échec. Notre génome comporte environ 22 000 gènes et un très grand nombre d'entre eux s'exprime dans le cerveau. Si un gène (ou quelques gènes) se présente sous une forme anormale (la protéine ne s'exprime pas comme il faut ou est absente) et si aucun mécanisme de compensation n'intervient, la mécanique biologique s'enraye. Notamment, certaines zones du cerveau ne se développent pas correctement, avec des conséquences parfois très graves ; de fait, des gènes ont pu être identifiés dans le cas de la déficience intellectuelle.

 

Mais les enfants à haut potentiel n'ont rien à voir avec les cas pathologiques qui pourraient s'expliquer par de tels dysfonctionnements. Comment repérer alors ce qui, dans leur patrimoine génétique, participerait à la construction d'un cerveau surdoué ?

 

Lorsqu'un caractère ou un trait (par exemple, la très haute intelligence) est très rare, la technique consiste à recruter un vaste échantillon de personnes présentant ce caractère et à en analyser le génome.

 

Les gènes du génie

 

C'est le projet Einstein initié aux États-Unis par le multimillionnaire Jonathan Rothberg et le physicien Max Tegmark de l'Institut de technologie du Massachusetts, MIT. Le but est de séquencer le génome de 400 des mathématiciens et physiciens théoriciens les plus brillants des États-Unis, pour détecter des traces de leur génie dans la double hélice de leur ADN. À noter que dans un entretien publié en 2013 dans la revue scientifique Nature, J. Rothberg affirme que, selon lui, les résultats de l'étude ne pourront pas être utilisés dans la sélection des bébés dans la mesure où les éventuels gènes découverts seront trop rares.

 

Ce point de vue n'est pas partagé par tous, notamment pas par les chercheurs de l'Institut de génomique de Pékin, devenu BGI-Shenzhen depuis que l'Institut s'est installé à Shenzhen. Cet organisme fondé en 1997 est actuellement le plus grand institut de génétique au monde. Ses ambitions sont multiples, ses budgets énormes et sa stratégie de communication très agressive (en témoignent par exemple les multiples courriers non désirés de type spam envoyés à la communauté scientifique). En quelques années, cet institut a connu un développement spectaculaire en Chine, se dotant d'un réservoir de plus de 4 000 chercheurs et acquérant la possibilité de séquencer plus de 50 000 génomes par an… Il a lancé des filiales aux États-Unis (Cambridge, Massachusetts) et en Europe (le siège est à Copenhague). Il possède le plus grand nombre de machines à séquencer l'ADN du monde et vient de racheter la firme californienne Complete Genomic. BGI a connu des succès depuis sa création et a publié dans des revues prestigieuses, telles que Nature ou Science. En ce qui concerne l'espèce humaine, parmi les projets de l'Institut de génomique de Pékin, on note le séquençage du génome d'un million d'êtres humains afin d'établir des références pour les études génétiques futures.

 

Une étude lancée en 2012 a particulièrement retenu l'attention du public. Elle porte sur les gènes du génie (on préfère aujourd'hui parler de hauts potentiels que de génies). Le sujet en soi n'a rien d'étonnant – d'autres équipes sont impliquées dans ce type de recherche –, mais ce sont plutôt les attentes des chercheurs qui inquiètent. L'étude du BGI porte sur des jeunes qui font preuve de capacités exceptionnelles en mathématiques. Ils sont recrutés en Chine et aux États-Unis. L'objectif est d'en repérer dans un premier temps 10 000 dans chaque pays. Ensuite on va chercher si certains gènes ou plutôt certaines formes – ou allèles – de ces gènes sont associés, de façon significative, aux scores très élevés en mathématiques.

 

Compte tenu de ce que l'on sait déjà sur le sujet, et tout particulièrement des échecs répétés en la matière, on s'étonne de l'optimisme dont fait preuve l'équipe de l'Institut de Shenzen. En effet, à ce jour il n'existe aucune donnée fiable concernant les liens entre haut potentiel et gènes. On peut certes arguer que cela est principalement dû au fait que les effectifs étudiés jusqu'à présent étaient trop peu nombreux, surtout quand il s'agissait de scores d'intelligence très élevés. Mais on sait aussi que s'il existe des gènes liés aux très hauts scores – et après tout pourquoi pas – chacun d'eux n'expliquerait qu'une très faible part des scores, et ils seront donc très difficiles à détecter. Les choses se compliquent encore si l'on se rappelle que la connaissance d'un gène ne suffit pas à expliquer un caractère ou un comportement, d'autres mécanismes modifiant notamment son expression en fonction de l'environnement, comme l'ont récemment montré les nombreux résultats indiquant le rôle de l'épigénétique, c'est-à-dire précisément de l'environnement.

 

L'eugénisme chinois dans les faits

 

Mais ce qui est inquiétant et même terrifiant, c'est la position d'un des membres du Laboratoire de génomique cognitive de l'Institut de génomique de Pékin : Steve Hsu. Ce physicien de l'Université de l'Oregon (États-Unis) rêve que « grâce au séquençage, on contrôlera beaucoup mieux les types de personnes qui naîtront à l'avenir ». Ces propos sont tenus dans le film de la réalisatrice Bregtje van der Haak Contrôler le génome : une ambition sans limite, sorti en 2013. Malgré nos recherches, nous n'en avons pas trouvé de traces écrites. Nous espérons donc qu'il s'agit d'une phrase prononcée sans réfléchir. Imaginons que cela ne soit pas le cas. Quelle femme accepterait qu'on lui prélève de nombreux ovules (donc en plusieurs fois) pour avoir la possibilité de choisir «  le meilleur  embryon » ? En outre, si l'on trouvait (enfin !) des « gènes du génie », on aboutirait à des résultats statistiques qui auraient peu de valeur au niveau individuel.

 

Mais on peut craindre que Steve Hsu ne soit pas le seul à imaginer une politique de sélection des humains. Si l'on s'en tient à l'analyse du psychologue américain Geoffrey Miller intitulée L'eugénisme chinois, publiée récemment sur le site Edge.org, S. Hsu n'est que l'expression occasionnelle d'une pensée plus largement diffusée. Geoffrey Miller, spécialiste des liens entre psychologie et évolution, rappelle que la pensée eugénique fait partie du bagage culturel de la Chine. C'est bien de cela qu'il s'agit puisqu'en 1995, il existait une « loi eugénique » qui aurait été renommée, sous la pression de puissances occidentales, « loi sur la santé maternelle et infantile ». Il est hautement probable que le contenu en soit resté le même. Toujours selon G. Miller, le fait que la Chine possède l'outil le plus performant en génétique devrait permettre de mettre sur pied à brève échéance un programme eugénique qui augmenterait rapidement le niveau intellectuel de la nation chinoise. Il « suffirait » pour cela de recourir à la fécondation in vitro et à la sélection des embryons présentant les meilleures garanties génétiques d'intelligence, et ce chez toutes les femmes en âge de se reproduire. Pour choisir le « meilleur » embryon, il faudrait disposer du plus grand nombre d'ovules possible, sachant qu'une femme féconde en produirait en moyenne 480 entre 13 et 50 ans !

 

Ni éthique ni scientifique

 

Et pour quel résultat, quand on connaît la complexité des mécanismes qui vont de la présence d'un gène (d'un allèle) à son expression phénotypique ? Dans ces rêves fous, on se croirait revenu au « bon vieux temps », où la croyance en l'hérédité de l'intelligence était le moteur de politiques de restriction de l'immigration et/ou de stérilisations forcées dans de nombreux pays occidentaux, comme l'a notamment analysé le généticien Pierre Roubertoux dans un chapitre intitulé Au nom de la science de son ouvrage publié en 2004.

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