LE CERVEAU DU GÉNIE

 

La fouille d’une nécropole de la ville de Yehud a livré un penseur vieux de presque 4 000 ans ! 

                                                                                                                                                                                                                         

 

   

  

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), a composé son premier opéra à l'âge de 11 ans. Combien d'enfants, ayant reçu la même formation musicale, auraient déployé un tel génie ?

   

 

 


 

Michel Habib

 

En 2013, les médias diffusèrent divers reportages sur Maximilian, un jeune Suisse âgé de dix ans qui venait de passer son baccalauréat de mathématiques et se préparait à entrer à l'Université. Le père de Maximilian, lui-même professeur de mathématiques, fut longtemps interrogé à la radio ou à la télévision sur le talent de son fils. Le cas ne fut pas sans évoquer l'enfance de Mozart, le compositeur prodige écrivant son premier opéra à l'âge de 11 ans, poussé par un père, lui-même compositeur, et baignant dans un univers tout entier consacré à la musique.

 

Mais combien d'enfants, mêmes plongés dans pareil environnement, deviendraient Maximilian ou Mozart ? Sans doute moins de un sur 10 000 ! Le génie est l'exemple typique d'une faculté issue de la rencontre entre un milieu, d'une part, et un « potentiel », un « talent » ou encore des « dispositions », d'autre part. Ne dit-on pas que le surdoué possède un don, sans que l'origine de ce don soit connue ? Aujourd'hui, les neurosciences s'intéressent naturellement à ce qui se passe dans le cerveau de ces personnes dotées d'un don particulier. Fonctionnement différent, agencement particulier des neurones ou des aires cérébrales ? Les découvertes récentes nous permettent aujourd'hui de percer quelques secrets des génies.

 

Un cortex plus plastique

 

Nous commencerons cette histoire par la fin, au moment où les techniques de mesure du cerveau ont atteint un stade critique de perfectionnement. Ainsi, une équipe de neurobiologistes du Centre américain de la santé du Maryland, conduite par le neuroscientifique Jay Giedd, a examiné, au moyen des techniques d'imagerie cérébrale, le cerveau de 307 hommes et femmes à plusieurs moments de leur vie, de l'enfance jusqu'à l'âge adulte. Cette équipe s'est particulièrement intéressée à l'épaisseur du cortex, la partie la plus externe du cerveau où sont traitées les informations sensorielles et motrices, et où ces sensations sont combinées pour donner lieu à des raisonnements et des intentions. En mesurant l'épaisseur du cortex au fil des ans, il a vu se dégager trois tendances.

 

Les personnes d'intelligence normale (au quotient intellectuel compris entre 83 et 108) voient leur cortex s'amincir progressivement entre 7 et 19 ans (voir figure 3). Les personnes d'intelligence élevée (entre 109 et 120 points de QI) ont également un cortex qui s'amincit progressivement au fil des ans, mais en partant d'une épaisseur supérieure au début. Enfin, les personnes d'intelligence supérieure (121 à 149, en grande partie des surdoués) présentent un profil nettement différent. À l'âge de sept ans, leur cortex cérébral est beaucoup plus mince que celui des autres enfants. Puis, de 7 à 11 ans, il s'épaissit à un rythme élevé, pour ensuite s'amincir comme les autres, mais plus rapidement.

 

Que signifie donc ce profil si particulier observé chez les surdoués : un cortex qui s'épaissit, puis s'amincit rapidement, alors qu'il ne fait que s'amincir doucement chez les autres enfants ? L'épaisseur du cortex dépend à la fois du nombre des neurones et de la quantité des connexions (synapses) qui les relient. Chez le tout jeune enfant, ce nombre atteint son maximum entre un et deux ans pour les neurones, et deux et trois ans pour les synapses. D'autres facteurs peuvent moduler l'épaisseur du cortex, par exemple la quantité de cellules gliales (qui entourent, soutiennent et protègent les neurones) et la présence d'une gaine isolante à base de lipides qui entoure les principaux prolongements (axones) des neurones.

 

Quand le maximum est atteint, le nombre global de neurones dans le cortex tend à diminuer, tout comme celui de synapses. On pense que l'élimination de certaines synapses permet l'apprentissage en créant des voies privilégiées de traitement de l'information. Dans ces conditions, il est assez naturel d'observer un amincissement du cortex chez les personnes d'intelligence moyenne ou élevée.

 

Le fait que le cortex continue de s'épaissir chez l'enfant surdoué jusqu'à l'âge de 11 ans suggérerait que ce processus pourrait être décalé : les neurones continueraient de développer leurs connexions et leurs arborisations à l'âge où se mettent en place les premiers apprentissages, tels que la lecture ou les mathématiques, créant des voies de traitement de l'information qui mobilisent du matériel neuronal de façon dynamique. Ensuite, la phase d'élagage et d'élimination des synapses serait plus rapide, permettant l'acquisition de nouvelles compétences avec une efficacité accrue.

 

Les mécanismes à l'œuvre dans le cerveau en phase de construction sont multiples et étroitement imbriqués. Le schéma proposé ici n'est donc qu'une façon d'imaginer ce qui se produit chez les surdoués. Une certitude demeure : le cortex des surdoués semble plus changeant et plastique que celui des personnes d'intelligence normale.

 

La raison de cette différence biologique est difficile à identifier. Des facteurs génétiques seraient en cause, même si leur complexité et leur nombre rendent sans doute illusoire la recherche de bases génétiques de l'intelligence. Mais l'environnement initial dans lequel grandit l'enfant joue certainement un rôle, les expériences du psychologue canadien Donald Hebb ayant montré, dès les années 1950, que les milieux dits enrichis (comportant de nombreuses stimulations) accélèrent la production de neurones dans le cerveau.

 

 

 Deux faisceaux de fibres neuronales dans le cerveau des surdoués sont plus développées que chez les sujets moyens. Il s'agit du faisceau longitudinal (en bleu clair) et du faisceau arqué (en vert). Ces structures reliant des territoires éloignés du cortex peuvent ainsi coopérer plus efficacement.

 

Un câblage hors normes

 

Mais il n'y a pas que l'épaisseur du cortex qui change chez les surdoués. Les voies de communication entre différentes parties du cerveau jouent aussi un rôle déterminant. Ces connexions sont formées de faisceaux de fibres ressemblant à des câbles optiques et que les récents clichés obtenus par imagerie par tenseur de diffusion ont permis de visualiser.

 

Il y a quelques mois, des chercheurs madrilènes ont observé ces faisceaux de fibres (aussi nommés substance blanche, car les produits chimiques utilisés initialement pour leur conservation en laboratoire les faisaient apparaître blancs) chez des adolescents âgés de 12 à 14 ans d'intelligence moyenne et chez des surdoués en mathématiques. Ils ont constaté deux types de faisceaux de fibres plus denses et robustes : d'une part, le corps calleux qui relie les deux hémisphères cérébraux ; d'autre part, le faisceau longitudinal qui relie le cortex frontal (à l'avant du cerveau) et le cortex pariétal (à l'arrière du cerveau). Ainsi, chez ces surdoués en mathématiques, la communication entre les deux hémisphères, mais aussi entre les parties antérieures et postérieures du cerveau, serait plus concertée et efficace.

 

Effectivement, le développement de ces fibres de substance blanche semble lié à l'intelligence : plus le QI est élevé, plus ces deux structures semblent développées. Plusieurs études ont confirmé l'existence d'un lien statistique entre l'intelligence mesurée et la taille des faisceaux de substance blanche, principalement du faisceau arqué, et surtout de sa partie moyenne nommée territoire de Geschwind, plaque tournante des informations sensorielles, dont les neurones se projettent sur les aires impliquées dans la motricité.

 

Parmi ces études, citons celle du neuroscientifique japonais Hikaru Takeushi de l'Université de Sendai. Il a mesuré les différents faisceaux de substance blanche et a relié ces résultats au degré de créativité, qu'il évaluait grâce à une forme particulière d'intelligence nommée « pensée divergente », la capacité d'imaginer plusieurs solutions à un problème en proposant des idées nouvelles. Cette faculté peut se mesurer au moyen de questionnaires où les questions posées sont, par exemple : « En plus de la lecture, à quoi peut servir un journal ? » (par exemple, à envelopper les objets) ; « Quelles sont les caractéristiques d'un bon téléviseur ? » (recevoir des émissions du monde entier) ; « Qu'arriverait-il s'il n'y avait plus de souris sur Terre ? » (par exemple, le monde serait plus propre).

 

Plusieurs types de mesure sont alors effectués : la fluence – ou aptitude à donner le plus grand nombre de réponses différentes –, la flexibilité – ou capacité à donner des réponses relevant de champs différents –, l'originalité – ou caractère inattendu et peu commun des réponses –, et enfin l'élaboration – ou aptitude à offrir des réponses détaillées. Le tout fournit un score de créativité que les chercheurs ont trouvé être directement lié à ces structures du cerveau déjà évoquées : le faisceau arqué et une portion du corps calleux.

 

Les preuves convergent donc vers un rôle particulier joué par ces faisceaux de substance blanche. En 2008, Jessica Tsang et son équipe de l'Université Bar-Ilan en Israël ont constaté que les compétences mathématiques de jeunes élèves âgés de 10 à 15 ans étaient reliées à la densité de fibres dans le faisceau arqué qui, rappelons-le, relie les aires frontales et pariétales du cerveau.

 

La puissance des réseaux

 

Quel est le rôle de ces câbles de substance blanche ? Pourquoi semblent-ils associés à des facultés particulières chez les enfants ? La substance blanche permet de véhiculer l'information sur de grandes distances au sein du cerveau, de sorte que des territoires distants peuvent travailler ensemble pour résoudre des problèmes. Le faisceau arqué, par exemple – dont la densité semble associée au score de quotient intellectuel – relie les régions corticales postérieures aux parties inférieures du lobe frontal. Le corps calleux, quant à lui, permet aux deux hémisphères de communiquer. Et le faisceau longitudinal, l'ensemble de fibres connectant les parties frontales et pariétales du cerveau, est particulièrement développé chez les surdoués en mathématiques.

 

Insistons sur ce dernier point. La communication renforcée entre les parties frontales et pariétales du cerveau semble constituer une composante clé du très haut potentiel intellectuel. Des spécialistes de l'étude des jeunes à haut potentiel, les psychologues américains Rex Jung et Richard Haier, ont recensé 37 études sur ce sujet et constaté qu'elles pointent vers l'implication de réseaux de neurones particulièrement intégrés entre les parties frontales et pariétales du cerveau chez ces sujets. Ils ont alors proposé une théorie dite de l'intégration fronto-pariétale pour rendre compte de certaines formes d'intelligence.

 

La théorie fronto-pariétale de l'intelligence

 

Cette vision repose sur un certain nombre d'observations : celles du neuroscientifique John Geake, de l'Université d'Oxford, par exemple, qui a constaté que ces réseaux fronto-pariétaux sont particulièrement actifs lors de tâches faisant intervenir ce que l'on nomme l'intelligence fluide (qui permet de produire des réponses multiples et variées à un problème, par exemple « si abc donne abd, que donne kij ? ») par opposition à une forme d'intelligence dite cristallisée, qui suppose de trouver la solution unique à un problème (« si abc donne abd, que donne ijk ? »).

 

D'autres neuroscientifiques en Corée ont enregistré l'activité cérébrale chez des sujets passant des tests de quotient intellectuel évaluant l'intelligence générale, à savoir la capacité à obtenir des scores d'intelligence élevés indépendamment du type de test passé, qu'il s'agisse de tests verbaux ou purement géométriques par exemple. Ils ont constaté que chez les sujets ayant une intelligence générale supérieure à 99 pour cent de la population, les réseaux fronto-pariétaux s'activent beaucoup plus que chez les personnes ayant une intelligence générale légèrement au-dessus de la moyenne de la population.

 

Enfin, l'implication du réseau fronto-pariétal est aussi observée chez les surdoués en mathématiques. L'équipe du neuroscientifique Michael O'Boyle, à l'Université du Texas, a ainsi constaté que, chez ces surdoués, ces réseaux fronto-pariétaux s'activent lors de tâches consistant à faire tourner mentalement une figure géométrique, ce qui n'est pas le cas chez des sujets « normaux ».

 

Pourquoi le développement particulier de telles connexions entre l'avant et l'arrière du cerveau procure-t-elle des capacités mentales hors du commun ? Selon le neuroscientifique Marcus Raichle, le réseau fronto-pariétal remplirait des fonctions de « contrôle cognitif », permettant de prendre en compte les informations extérieures et de puiser dans les connaissances stockées en mémoire. Chacune de ces deux fonctions semble reposer sur des réseaux de neurones distincts, l'un parcourant la partie supérieure et dorsale du cerveau, l'autre mobilisant des régions plus internes dont l'hippocampe et le cortex préfrontal. Le réseau fronto-pariétal, de par sa localisation intermédiaire par rapport à ces deux systèmes, permettrait de réguler leur activité de façon optimale pour les faire interagir efficacement.

 

Quand le surdoué se repose

 

Être surdoué, c'est donc avoir un cerveau où certaines connexions seraient peut-être plus robustes ou efficaces, se traduisant par un fonctionnement cérébral particulier dans certaines tâches. Mais que font les surdoués lorsqu'on ne leur demande pas de résoudre des équations ardues ? Leur cerveau fonctionne, là aussi, différemment. C'est le constat fait par certaines études où l'IRM fonctionnelle est utilisée non plus pour observer les zones cérébrales activées lors d'une tâche mentale, mais pour repérer celles qui ont tendance à s'activer simultanément quand la personne est au repos. Les régions qui s'activent de façon conjointe sont considérées comme connectées les unes aux autres, au moins sur un plan fonctionnel – et probablement aussi par des fibres de substance blanche.

 

Cette approche dite de « connectivité au repos » a permis de montrer que les sujets à haut potentiel présentent une plus forte connectivité dans le lobe frontal et entre les lobes frontaux et pariétaux, y compris lorsque ces sujets ne font rien de particulier. Le fait que cette différence existe même au repos prouve que les enfants précoces diffèrent des autres par une caractéristique de leur cerveau, déjà perceptible en l'absence de toute tâche cognitive.

 

Mais alors, d'où vient cette connectivité si particulière au cerveau des surdoués ? « La vertu ne s'apprend pas plus que le génie », disait Schopenhauer, une autre façon de dire que la question du caractère inné de ces très hauts potentiels reste intacte. Et elle sera très difficile à trancher, car les recherches en génétique, tout en faisant apparaître une composante héréditaire pour l'intelligence, ne laissent guère entrevoir un nombre limité de gènes qui sous-tendraient ces particularités. Génétique et neurosciences sont encore loin de nous avoir livré le code du génie !