Marie Curie sera la première femme à reposer au Panthéon pour ses mérites scientifiques

   

    Regrettant qu'aucune femme n'ait encore trouvé place pour ses mérites dans la crypte du monument dédié aux « Grands hommes de la nation », M. Mitterrand avait annoncé, en mars 1994, lors de la Journée internationale des femmes, son souhait de voir les cendres de Marie Curie y reposer. Un décret publié au Journal officiel du 14 mars vient concrétiser cette intention. Après avoir partagé, en 1903, le prix Nobel de physique avec Pierre Curie et Henri Becquerel, Marie Curie a obtenu, en 1911, le prix Nobel de chimie.  

   

    Par JEAN-FRANCOIS AUGEREAU   Publié le 16 mars 1995 à 00h00 - Mis à jour le 16 mars 1995 à 00h00 

  

« LAISSEZ ENTRER tout le monde sauf les femmes. » Le président de l'Académie des sciences a tranché. Les académiciens suivront. Malgré l'appui du mathématicien Henri Poincaré et celui du secrétaire permanent de l'Académie, Gaston Darboux, Marie Curie, pourtant couronnée à deux reprises par le Nobel, ne sera pas reçue quai Conti. Au premier tour de scrutin, elle a recueilli vingt-huit voix contre vingt-neuf à Edouard Branly et une à Marcel Brillouin. Mais au second Branly, découvreur de la radioconduction, en a obtenu trente « dans des conditions, rapporte un témoin, à faire rougir un singe ».

          

Humiliée, Marie Curie ne présentera plus jamais sa candidature. Mais, plus que son échec académique face à un adversaire de vingt ans plus vieux qu'elle, c'est sans doute la nature des arguments employés par ses adversaires qui l'affectera. « Branly, professeur à l'Institut catholique, était le candidat de la droite nationaliste et antisémite » expliquait Françoise Giroud dans Le Monde en mars 1979. Marie Curie, « soutenue par les libéraux, les féministes et les anticléricaux », fut donc « attaquée avec une extraordinaire violence par L'Action française et L'Intransigeant. Non seulement il allait de soi à les lire, que Marie Curie n'avait rien découvert du tout, sinon un époux de génie assez bon pour faire rejaillir sur elle sa gloire, mais elle était, ô horreur, étrangère. » La petite Polonaise, née le 7 novembre 1867 à Varsovie, ne portait-elle pas d'ailleurs un nom « impossible » : Sklodowska ? « En cherchant bien, n'aurait-on pas pu lui dénicher un grand-père juif ? Non. Mais on pouvait toujours le suggérer, ajoute Françoise Giroud. Et ce fut fait. »

          

Certes, quand elle entra en sciences, venant de sa Pologne natale, Marie Curie, âgée alors de vingt-quatre ans, savait bien qu'on ne lui ferait pas de cadeau. Mais sa ténacité et son génie eurent vite raison de bien des barrières. Première femme docteur ès sciences, elle fut aussi première femme professeur à la Sorbonne. Une reconnaissance plus que méritée car il est des travaux que la plus grande mauvaise foi ne peut mettre à bas. Ses premières recherches l'ayant conduite vers la chimie, elle s'y épanouiera avec une pugnacité rare.    « Sa fermeté dans le dessein lui interdisait tout découragement, disait d'elle le physicien aujourd'hui disparu Pierre Auger. Elle était capable de surmonter les épreuves morales et physiques que guettent le chercheur scientifique lorsqu'il s'aventure sur des terres totalement inconnues sans autre guide que sa pensée, sans autre soutien que sa volonté de découvrir, seule dans cette entreprise que [son mari] Pierre Curie qualifiait d'antinaturelle. » Sans doute car son mariage avec Pierre Curie, d'où naîtront deux enfants, ressemble plus, diront certains, « à une union mystique avec la science qu'à la conclusion d'une histoire d'amour ».

          

Ce qui semble l'avoir exaltée par dessus tout, c'est son interminable quête pour découvrir des éléments chimiques encore inconnus vers lesquels sa thèse de doctorat l'avaient naturellement conduite : l'étude des rayons uraniques, sur lesquels elle va travailler avec un physicien français, déjà reconnu pour ses travaux sur le magnétisme, Pierre Curie, qu'elle a épousé en 1895. En cette fin de siècle, la science est à un tournant. Henri Becquerel a fait, en 1896, la découverte de la radioactivité, cette étonnante propriété qu'ont certains éléments, comme l'uranium ou le thorium, de se briser spontanément en d'autres éléments, différents et moins lourds, en dégageant de l'énergie.    « Avec audace », Marie Curie s'intéresse à ce phénomène de radioactivité qui avait laissé quelques traces sur la peau de Becquerel. « Avec imagination », elle émet l'hypothèse qu'un ou plusieurs éléments inconnus peuvent expliquer l'« activité » de cette pelchblende, un minerai radioactif extrait à l'époque de mines autrichiennes. Au terme d'un travail exemplaire, effectué dans des conditions acrobatiques, sans moyens, Pierre et Marie Curie réussissent, en 1898, à mettre en évidence, dans un inconfortable hangar de l'Ecole de physique et de chimie de Paris, deux nouveaux éléments contenus dans une tonne de résidus de ce minerai.

          

SEIZE GRAMMES DE RADIUM

          

Cette découverte du radium et du polonium vaudra à ses deux auteurs de partager, en 1903, le prix Nobel de physique avec le découvreur de la radioactivité, Henri Becquerel. Une période héroïque s'achève qui va colporter le stéréotype du génie travaillant dans la pauvreté au bonheur de l'humanité. Une image peu réaliste « car, après le prix Nobel, les Curie sont sans doute les chercheurs les mieux lotis de France ». Trois ans plus tard, Pierre est élu à l'Académie des sciences. Un honneur dont il profitera peu, car il meurt en avril de la même année écrasé place Dauphine par une voiture alors qu'il se rendait... à l'Académie. Ce coup du sort n'abat pas Marie Curie. Veuve à trente-huit ans, elle se ressaisit, refuse la pension qu'on lui offre, prend la chaire de son mari à la Sorbonne et poursuit ses recherches sur le radium.

          

Au péril de sa santé, elle multiplie les fractionnements, les distillations, les purifications pour isoler quelque... 16 grammes de chlorure de radium qui lui vaudront, en 1911, la reconnaissance de la communauté scientifique mondiale et l'attribution de son deuxième prix Nobel, de chimie cette fois.

          

Ces remarquables travaux auraient pu faire taire les mauvaises langues et laisser en paix celle qui a eu l'insigne honneur de participer avec les plus grands savants de son temps au premier Congrès Solvay, où se côtoyaient Einstein, Planck, Poincaré ... Marie Curie. C'est ce moment-là que choisiront ses ennemis pour lui fermer les portes de l'Académie, en janvier 1911, et la traîner dans la boue en révélant, en novembre 1911, dans Le Journal, sa liaison avec son collaborateur Paul Langevin. Mais une nouvelle fois, elle reprend le dessus en formant le projet de créer l'Institut du radium, qui est inauguré en 1918 et qu'elle dirige d'une main de fer.

          

Non sans satisfaction, car c'est dans ces locaux que sa fille Irène et son gendre Frédéric Joliot découvriront la radioactivité artificielle, couronnée par le Nobel de chimie en 1935. Une dernière joie pour celle qui, rongée par la radioactivité, meurt d'une leucémie dans un sanatorium des Alpes, le 4 juillet 1934, en ayant été, comme le dit Fançoise Giroud, « ni sainte ni martyre. Juste une femme honorable. »