Le « black-out alcoolique », une amnésie méconnue devant laquelle « nous ne sommes pas égaux » / The "alcoholic blackout", an unknown amnesia in front of which "we are not equal"


 

 

 

En 1995, un premier chercheur, Donald W. Goodwyn, a mené une étude auprès de ses étudiants en médecine sur les black-outs occasionnels. 

 

C’est une chaleur « lourde et collante » qui l’a réveillée. Dans la tente bleu nuit, l’air était devenu irrespirable. « C’était comme me réveiller d’entre les morts », se souvient Isabelle H., alors étudiante en marketing de 23 ans. A côté d’elle, une inconnue sommeille. Alors commence pour la jeune festivalière d’un soir « le flot de questions sans réponse ». Comment est-elle arrivée là ? Qui est la personne à côté d’elle ? Où sont les amis avec qui elle a passé la soirée ? Et d’ailleurs, quand s’est terminée cette soirée ? Comment ?

 

C’était il y a deux ans : son « premier et seul black-out », une amnésie partielle ou totale due à la consommation d’alcool. Et avec lui, le sentiment « que tout s’effondre ». « Comme dans un dessin animé, quand le personnage continue de courir alors que la falaise s’est terminée, et chute dans le vide », dit la jeune femme, qui reconnaît avoir eu ce matin-là « la peur de sa vie ».

 

Elle n’avait pourtant « pas le sentiment d’avoir beaucoup bu ». Et ne comprend pas comment elle a pu « autant partir en vrille ». Bien sûr, ses amis l’ont trouvée « particulièrement enjouée et dansante ». Mais ne continuait-elle pas à leur parler, à prendre des initiatives ? Et puis, ils avaient « tous bu la même chose », alors pourquoi s’inquiéter ? « Aujourd’hui, ce qu’il s’est passé reste pour moi un mystère », reconnaît Isabelle H., qui n’a jamais connu de nouvelle amnésie due à l’alcool, et en garde encore plus « un sentiment d’irréalité ».

 

Etudes récentes

 

« Nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la recherche sur ce sujet », reconnaît humblement Mickael Naassila, directeur de l’unité sur l’alcool et les pharmacodépendances à l’université de Picardie. D’abord, parce que le sujet d’étude est relativement récent :

 

« Très longtemps, on a cru que seuls les alcooliques étaient sujets à ce genre d’épisode amnésique. »

 

Ce n’est qu’en 1995 qu’un premier chercheur, Donald W. Goodwin, mène une étude auprès de ses étudiants en première année de médecine : 33 % de ces buveurs occasionnels affirmaient avoir connu au moins un black-out. Dans les années 2000, l’étendue du phénomène est mise en lumière par des enquêtes épidémiologiques interrogeant les jeunes sur leur consommation d’alcool. En 2016, une enquête britannique montrait ainsi que 20 % d’un échantillon de 2 140 adolescents avaient vécu dans les six derniers mois une forme d’amnésie après avoir consommé de l’alcool.

 

 

 

Des informations que le cerveau ne peut plus encoder

 

A quoi sont-elles dues ? Les études montrent que l’alcool perturbe fortement l’hippocampe, cette zone cérébrale qui joue un rôle de premier plan dans les processus de mémorisation. Le sujet vit des informations que son cerveau ne peut plus encoder pour les stocker sous forme de souvenirs à long terme. « C’est comme une cassette pour laquelle on aurait cessé un temps d’appuyer sur le bouton enregistrer », résume Aaron White, neuroscientifique au Duke University Medical Center, en Caroline du Nord.

 

Le black-out n’a donc rien à voir avec une perte de conscience, du type coma éthylique. Aucun signe extérieur ne permet en effet de l’anticiper – la personne garde un certain contrôle de sa motricité, même s’il est souvent dégradé. Pour Arthur N., architecte de 31 ans régulièrement sujet aux black-out, c’est « l’aspect le plus bizarre de ces moments ». « On est en soirée, on se sent plutôt bien, et d’un coup, on se réveille et d’autres nous racontent ce qu’on a fait. C’est comme une crise de somnambulisme », témoigne celui qui dit « beaucoup s’interroger » sur ce qui le rend « si particulièrement sensible par rapport à [ses] amis ».

 

Les femmes plus sujettes

 

Là encore, le sujet est difficile à étudier, rappelle Mickael Naassila :

 

« Il faudrait pouvoir commencer une étude au tout début de la consommation d’alcool, suivre ces phases d’amnésie quand elles surviennent et pas après coup, quand justement le sujet ne se souvient pas forcément. Ça pose des difficultés au niveau éthique, et en termes de ressources financières. » 

 

« Deux fois plus de risques » à partir de 3 grammes d’alcool dans le sang

 

Reste que la science parvient progressivement à établir certains ressorts. « C’est linéaire, plus vous buvez, plus vous avez des atteintes sur l’hippocampe », résume le chercheur américain Aaron White. A partir de 3 grammes d’alcool dans le sang, il y a ainsi « deux fois plus de risques de faire un black-out », souligne Mickael Naassila. De la même manière, plus on consomme vite cet alcool, plus le risque est grand.

 

Mais impossible pour autant de déterminer des seuils critiques universels, car « nous ne sommes pas égaux face au black-out alcoolique », reconnaît le chercheur de l’université d’Amiens. Sexe, âge, corpulence, état de fatigue, satiété, consommation d’autres substances altérant notre organisme : il existe de nombreux facteurs qui déterminent notre réaction à l’alcool à un temps T.

 

 

 

Les femmes sont ainsi plus sujettes aux pertes de mémoire, selon les études. Car même à poids et corpulence identique à un homme, elles présentent une masse graisseuse plus importante qui ne permet pas une aussi bonne absorption de l’alcool. En outre, le risque de black-out est accentué dans les phases prémenstruelles et ovulatoires. En 2017, un groupe de chercheurs de l’université de Palo Alto en Californie a ainsi publié une étude montrant que les femmes ont une amnésie en buvant en moyenne trois verres de moins que les hommes.

 

Génétique et tempéraments

 

Les études ont également pu mettre en lumière certaines prédispositions génétiques à ces amnésies. Ainsi, les individus dont la mère a eu un passé alcoolique sont plus à risque, selon une étude de 2015. 

 

Enfin, les « traits de personnalité et les tempéraments jouent », affirme Mickael Naassila. Parmi les sujets étudiés, ceux qui montrent le plus fort « penchant social pour la fête », et qui donc sont moins inhibés sur leur manière de consommer de l’alcool, ont tendance à être plus sujets aux pertes de mémoire.Les études montrent en outre que plus on vit de black-out, plus on est amené à en vivre. « Il y a plus de sensibilité sous réalcoolisation », résume Mickael Naassila.

 

Dès lors, se pose évidemment la question des conséquences de ces épisodes. Pour l’heure, aucune différence de compétences mémorielles n’a été prouvée sur les sujets à jeun ayant expérimenté des black-out. Pourtant, « on pressent qu’il y a des conséquences », affirme Aaron White, qui répète que « dans le domaine, beaucoup de choses sont encore largement méconnues ».

 

Risques de viols ou d’agressions

 

Sur les corps, c’est une autre histoire. Les black-out alcooliques représentent un risque majeur pour les individus, et multiplient les risques de viols ou d’agressions. Une étude a ainsi montré que les femmes qui connaissent des black-out sont plus susceptibles d’être impliquées dans « des comportements sexuels risqués ». A ce sujet d’ailleurs, la législation reste très floue, et il n’est pas toujours facile de prouver que la victime était non consciente, alors qu’elle n’agissait pas nécessairement comme telle.

 

Pour Anne C., les black-out étaient devenus au fil des ans comme « un mauvais pote de soirée ». Ils revenaient à un rythme irrégulier, « parfois une fois par mois, puis plus rien pendant six mois ». « Sans cohérence aucune », dit cette Parisienne d’adoption qui travaille dans le milieu de la restauration :

 

« Il y a des fois où ça m’arrivait alors que j’avais clairement moins bu qu’à d’autres soirées où je me souvenais de tout. »

 

A 34 ans, elle a connu plusieurs fois « le flip total au réveil ». Ne pas savoir où on est, avec qui, se sentir « comme une machine dont tous les rouages sont cassés » : la serveuse reconnaît « s’être mise en grave danger plusieurs fois ». Même si elle se disait « surprise parfois des compétences qu’on garde ». Jamais ces soirs-là elle n’a oublié de prendre sa pilule – même si elle n’avait aucun souvenir de l’avoir prise.

 

A force, Anne C. a commencé à changer sa manière de boire. « Clairement, je contrôle beaucoup plus ma consommation. Je compte les verres et je n’ai pas eu de black-out depuis plus d’un an, dit-elle. Mais j’ai le sentiment que rien ne peut complètement m’en protéger. »

 

Charlotte Chabas




 In 1995, a first researcher, Donald W. Goodwyn, conducted a study among his medical students on occasional blackouts.



It was a "heavy and sticky" heat that woke her up. In the dark blue tent, the air had become unbreathable. "It was like waking up from the dead," recalls Isabelle H., then a 23-year-old marketing student. Next to her is a stranger sleeping. Then begins for the young one-night stander "the flood of unanswered questions". How did it get there? Who is the person next to her? Where are the friends she spent the evening with? And by the way, when did this evening end? How? How?



It was two years ago: his "first and only blackout", a partial or total amnesia due to alcohol consumption. And with it, the feeling "that everything is falling apart". "Like in a cartoon, when the character continues to run after the cliff has ended, and falls into the void," says the young woman, who admits to having had "the fear of her life" that morning.



However, she did not "feel like she had drunk a lot". And doesn't understand how she could have "gone so far in a spin". Of course, her friends found her "particularly playful and dancing". But didn't she continue to talk to them, to take initiatives? And then they had "all drank the same thing", so why worry? "Today, what happened remains a mystery to me," admits Isabelle H., who has never experienced any new alcohol-related amnesia, and keeps even more "a sense of unreality.



Recent studies



"We are still in the early stages of research on this subject," humbly acknowledges Mickael Naassila, director of the Alcohol and Drug Dependency Unit at the University of Picardy. First, because the subject of study is relatively recent:



"For a long time, it was believed that only alcoholics were subject to this kind of amnesic episode. »



It was only in 1995 that a first researcher, Donald W. Goodwin, conducted a study among his first-year medical students: 33% of these occasional drinkers said they had experienced at least one blackout. In the 2000s, the extent of the phenomenon was highlighted by epidemiological surveys asking young people about their alcohol consumption. In 2016, a British survey showed that 20% of a sample of 2,140 teenagers had experienced some form of amnesia in the last six months after drinking alcohol.







Information that the brain can no longer encode



To what are they due? Studies show that alcohol strongly disrupts the hippocampus, the brain area that plays a major role in memory processes. The subject lives with information that his brain can no longer encode and store in the form of long-term memories. "It's like a cassette for which you would have stopped pressing the record button for a while," says Aaron White, a neuroscientist at Duke University Medical Center in North Carolina.



The blackout has nothing to do with a loss of consciousness, such as an ethyl coma. There is no external sign to anticipate it - the person retains some control over his or her motor skills, even if it is often degraded. For Arthur N., a 31-year-old architect regularly subject to blackouts, this is "the most bizarre aspect of these moments". "It's evening, it's feeling pretty good, and all of a sudden we wake up and others tell us what we did. It's like a sleepwalking crisis," says the man who says he "wonders a lot" about what makes him "so sensitive to[his] friends".



Women more prone to



Here again, the subject is difficult to study, recalls Mickael Naassila:



"It should be possible to start a study at the very beginning of alcohol consumption, to follow these phases of amnesia when they occur and not after the fact, when the subject does not necessarily remember. This poses ethical difficulties, as well as financial resources. »



"Double the risk" from 3 grams of alcohol in the blood



However, science is gradually succeeding in establishing some of the driving forces. "It's linear, the more you drink, the more damage you have to the hippocampus," says American researcher Aaron White. From 3 grams of alcohol in the blood, there is thus "twice as much risk of blackout", Mickael Naassila points out. Similarly, the faster you drink this alcohol, the greater the risk.

But it is impossible to determine universal critical thresholds, because "we are not equal in the face of alcoholic blackouts", acknowledges the researcher from the University of Amiens. Sex, age, build, fatigue, satiety, consumption of other substances that affect our body: there are many factors that determine our response to alcohol at a time T.








Women are more prone to memory loss, according to studies. Because even at the same weight and build as a man, they have a higher fat mass which does not allow for as good an absorption of alcohol. In addition, the risk of blackout is increased in the premenstrual and ovulatory phases. In 2017, a group of researchers at the University of Palo Alto in California published a study showing that women have amnesia by drinking on average three glasses less than men.




Genetics and temperaments




Studies have also been able to highlight certain genetic predispositions to these amnesias. Thus, individuals whose mothers have had a history of alcohol abuse are at greater risk, according to a 2015 study.




Finally, "personality traits and temperaments play a role," says Mickael Naassila. Among the subjects studied, those who show the strongest "social inclination to party", and who are therefore less inhibited about the way they consume alcohol, tend to be more prone to memory loss and studies also show that the more blackouts you live, the more you are likely to live off them. "There is more sensitivity under recooling," says Mickael Naassila.




Therefore, the question of the consequences of these episodes is obviously raised. For the time being, no difference in memory skills has been proven on fasting subjects who have experienced blackouts. Yet, "we feel that there are consequences," says Aaron White, who repeats that "in this field, many things are still largely unknown.




Risks of rape or assault




On the bodies, it's another story. Alcoholic blackouts represent a major risk for individuals, and increase the risk of rape or assault. One study showed that women who experience blackouts are more likely to be involved in "risky sexual behaviour". On this subject, moreover, the legislation remains very vague, and it is not always easy to prove that the victim was unconscious, even though she did not necessarily act as such.




For Anne C., over the years, blackouts had become "a bad evening friend". They came back at an irregular rate, "sometimes once a month, then nothing for six months". "Without any coherence," says this Parisian by adoption who works in the restaurant industry:




"Sometimes it happened to me when I clearly had less to drink than at other parties where I remembered everything. »




At 34, she experienced several times "the total flip on waking up". Not knowing where you are, with whom, feeling "like a machine with broken gears": the waitress admits that she "put herself in serious danger several times". Even if she said she was "sometimes surprised by the skills we keep". Never those nights did she forget to take her pill - even though she had no memory of taking it.




By dint of force, Anne C. began to change the way she drank. "Clearly, I have much more control over my consumption. I count glasses and I haven't had a blackout in over a year," she says. But I have a feeling that nothing can completely protect me from it. »




Charlotte Chabas