L'HISTOIRE DE LA DÉBREDINOIRE  René SCHERER

 

 C’était dans le Bourbonnais, à Saint-Menoux. Dans l’abside de son église romane, Julien glissait sa tête dans le sarcophage de Saint Ménulphe. Appuyée au pilier d’une des trois chapelles rayonnantes, Mathilde, photographiait la scène. À cette époque, encouragé par un ami commun, mon collègue devait prendre en Touraine, l’avis d’un dermatologue de renom. Toutefois, le goût du couple pour l’art roman et les curiosités du terroir se laissa séduire par l’histoire de la débredinoire que je leur contais au cours d’un dîner. C’est ainsi qu’ils prirent la petite route, quelques photos pour illustrer un exposé et une averse sur le chemin du retour. Je n’en entendis plus parler mais deux semaines plus tard, peu après sept heures du matin, Julien me téléphonait. C’est à peine croyable, disait-il. T’as deux minutes ?

 

 

  Depuis le Moyen-âge, tout autour de Moulins, la débredinoire attirait des chapelets de pèlerins. Au VIIème siècle, lassé d’un long voyage à Rome, Ménulphe, évêque Irlandais, laissa fleurir sa crosse à Mailly sur Rose. Homme de cœur et de grande piété, il prit sous sa protection Blaise, le « bredin » du village et combla de miracles les riverains de l’Allier. Eux vénéraient « Ménulphe » mais disaient « Menoux ». Avec un tel héritage, comment voulez-vous que nous parlions correctement « l’anglois ». Un soir d’hiver, le thaumaturge s’endormit près de la cheminée, les yeux fixés aux brindilles que le grand trou noir aspirait vers les étoiles, mais son regard scrutait déjà l’insondable champ des certitudes éternelles. Depuis cette ultime veillée, le fidèle Blaise pleurait son maître. La nuit, il cherchait le sommeil lové sur sa tombe. Émus, les villageois convinrent de ramener le corps derrière le maître-hôtel, dans une châsse de verre protégée par un sarcophage de marbre posé sur deux colonnes trapues. On laissa même Blaise percer la pierre d’un beau trou pour y passer la tête à loisir et contempler la sainte dépouille. Or, il advint qu’au fil des mois, le bredin cessa de bredouiller, et qu’en plus de son élocution retrouvée, on lui découvrit bon sens et sagesse. Post hoc ergo propter hoc !Ceci ne pouvait venir que de cela. Ne riez pas : ce sophisme pèse de tout son poids sur nombre de nos déductions. Peu importe : Blaise suscita des prosélytes pressés de passer leur crâne dans la « débredinoire » ; le nom était lancé et « la tête », au sens large, resta la cible privilégiée de la kyrielle de miracles qui suivit. Nul ne sait si, d’aventure, quelque impudent y risqua moins ou davantage que son crâne. 

 

 

 Julien disait que les ex-voto de Saint-Menoux, étaient autant de feuilles d’observation sur la migraine, les algies vasculaires, la mémoire et les syndromes dépressifs. Debout, insistant, il me demandait si je n’avais rien remarqué. Là ! Il me désignait sa bosse frontale gauche. La pensée encore drapée de sommeil, le raisonnement un instant taraudé par la peur d’y découvrir quelque bois signant une infortune amoureuse et celle, pire, de devenir le confident matinal d’un coup d’arquebuse égaré, j’oubliai son histoire. En réalité, depuis vingt-deux ans, je lui connaissais au front un adénome séborrhéique, d’environ huit à dix millimètres de diamètre, inesthétique au possible et résistant à la cryothérapie qu’on lui opposa. Pire, son entêtement à perdurer s’accompagnait depuis quelques deux ans d’hémorragies au moindre contact. S’éponger le front ou se coiffer sans précautions provoquait un saignement, l’exaspération de mon collègue et l’inquiétude de Mathilde. Il faudrait que tu prennes une décision disait-elle. Consultés plusieurs fois, le dermatologue et le chirurgien proposaient maintenant l’exérèse avec étude histologique même si la dégénérescence restait l’exception. Or, ce matin là, Julien était impeccable : son front était lisse et intact. Je lui demandai la nature de son traitement : aucun. Dès le lendemain du passage dans la débredinoire, il n’avait plus saigné et renoncé donc au rendez-vous en Touraine. Nous étions maintenant à deux semaines du voyage et en plein mystère ! Telle une nappe de brume sur la mer, le mystère vous enveloppe là où le problème est un arbre abattu barrant un chemin bien identifié. L’un vous prive de cap, l’autre vous met au défi de l’escalader ou de le contourner.

 

 

 

 Depuis des lustres, Julien se revendiquait du scepticisme, de la philosophie du doute, se disait hostile aux interprétations définitives, fussent-elles, à l’occasion, scientifiques. Il cultivait même un athéisme imprudent, au-delà du doute justement, souvent intransigeant, une sorte de dévotion au culte du néant dont il était le grand thuriféraire. Des encyclopédistes à Jules Ferry, il balançait l’encensoir. Je le rassurais sur le contenu de ma curiosité et, après quelques hésitations pudiques, il me rapporta que, juché sur une pierre blanche posée devant la débredinoire, la tête sombre plongée dans ce pertuis solitaire, il imagina d’abord la précarité de l’hygiène du lieu et prit garde de ne pas effleurer les bords de l’orifice ; puis, le temps d’un éclair, vit sa tumeur cutanée et chassa très vite la tentation, à son sens ridicule, de demander quoi que ce soit. Sil est un principe Étant, se souvenait-il, Impensable mais Source d’où tout ce que nous constatons « ex-iste », au sens de « est issu de » alors que Sa volonté soit faite et non la mienne. Après cette expérience, perplexe, il était resté longuement en contemplation devant un vitrail, en se disant que de l’infinie diversité de la lumière qui tombait du ciel, ce panneau polychrome filtrait le seul spectre du visible et que, de manière homologue, notre pensée ne retenait de l’infinie diversité du monde sensible que le seul spectre de l’intelligible. Il marqua un silence. Puis, visiblement inspiré, il prit le chemin d’une longue digression sur la valeur de la connaissance, se félicitant de savoir que l’épistémologie trouvait enfin une place dans l’enseignement de la médecine. Nous sommes capables, disait-il, d’établir des isomorphismes entre l’ensemble des signifiés et leur lois présumées d’une part et les signifiants et cette mystérieuse alchimie cérébrale que sont leurs lois propres d’autre part. Comprendre un fait évoquerait une application de la Nature dans une de ses parties : le cerveau. Dans une telle lecture, Platonicienne, toute opération mentale, connaissance ou prémisse d’action, deviendrait métaphore et, quelque surprenant que le propos pût paraître, il n’y aurait pas de création humaine proprement dite. L’énoncé, d’allure conjecturale, semblait spéculatif mais sa démonstration, j’en convins, avait une conséquence immédiate : la preuve ontologique de l’existence de « l’Étant ». Si l’Humain n’invente rien alors, en particulier, il n’a pas inventé ce concept. La démonstration proposée par LEIBNIZ repose effectivement sur ce fond de raisonnement et celle de GÖDEL, hélas peu accessible aux non-mathématiciens, en est, peu ou prou, la transcription moderne dans le langage formel de la logique mathématique. Mais, ajoutait-il, si la soif de connaître est grande, l’identification des signifiés est à la fois contingente et laborieuse. Ainsi, la présence de la tache aveugle ne suscite aucun sentiment d’incomplétude et, en règle générale, les interlocuteurs victimes d’une hémianopsie latérale homonyme se satisfont du dessin de la demi-marguerite de Schott et Jeannerod pour estimer qu’une représentation florale est achevée.

 

 

 

 Le risque était que nous restions dans l’attitude des cavernicoles de Platon tournant le dos à la lumière.

 

 

  Sa conclusion était en filigrane de ce discours : « nous sommes principalement menacés par cette cécité librement consentie. En plongeant ma tête dans l’ombre et le silence, j’ai peut-être perçu le champ de l’indicible, cette terre du ciel dont l’art, bien plus que le logos, chante les saisons. Alors que je guérisse ou non, peu importe. Il me suffit de l’avoir compris ». En somme, il était guéri…vraiment guéri. Alors, je me dis qu’il avait sans doute raison et, que la tête échauffée par la débredinoire, nous en apprendrions sans doute beaucoup sur le cerveau, donc le monde, en étudiant également Saint Augustin, Hugo, l’art du Caravage ou une partition de Jean Sébastien Bach.