La manip pour tous

La manip pour tous

Sommes-nous tous manipulés ? Oui ! Mais pas comme nous l’imaginons. Mieux encore, serions-nous tous des manipulateurs, sans le savoir ?

                

                                                                                                                                                                                                                             


    

   


  

Un soir, un jeune commercial en formation est passé à la maison dans l’espoir de me faire souscrire un abonnement. Il m’a posé une série de questions auxquelles je ne pouvais répondre que par l’affirmative, a insisté, tout sourire, sur le fait que ma signature n’engageait à rien et que du reste, bien sûr, j’étais libre de ne pas signer. J’ai refusé tout net, en claironnant qu’il employait des techniques de manipulation que je connaissais par cœur. « C’est pas de la manipulation !, s’est-il récrié. C’est mon chef qui me dit de faire comme ça ! – Alors c’est votre chef qui vous manipule, en dissimulant qu’il vous forme à manipuler ! – De toute façon, si c’est vraiment de la manipulation, moi je vais démissionner ! » Il est reparti blême et penaud. Ce malheureux pouvait-il manipuler ses clients potentiels sans le savoir ?

 

Les grosses ficelles du marionnettiste

 

Si l’on se fie au sens commun (mais on se doute bien qu’il a tort), le manipulateur apparaît comme un stratège supérieurement intelligent qui, parfois sans l’air d’y toucher, obtient ce qu’il veut d’une victime impuissante, voire inconsciente de ce qui l’attend. Cette conception hante l’imaginaire collectif, depuis les hypnotiseurs de spectacles aux méchants supérieurement intelligents du cinéma, en passant par la vogue des pervers narcissiques et les théories du complot plus ou moins étayées. À défaut d’être toujours faux, voilà qui semble en tout cas très limitatif. Car les recherches en psychologie sociale, notamment, présentent un panel extrêmement varié des techniques de manipulation.

 

Veut-on, par exemple, manipuler par la persuasion ? Élaborés voici une trentaine d’années, le modèle de probabilité d’élaboration (ou ELM) signé Richard Petty et Tom Cacioppo, ou encore le modèle du traitement heuristique/systématique de Shelly Chaiken, restent très influents aujourd’hui : ils montrent que la persuasion se révèle d’autant plus efficace que l’individu concerné est intéressé par le sujet dont il est question, et capable d’apprécier une argumentation de qualité. À défaut, il doit jouer le béni-oui-oui face à un interlocuteur perçu comme un expert. Voilà qui fait, certes, beaucoup de conditions ! Cependant, les modèles issus de la théorie de la dissonance cognitive (Leon Festinger, 1957) ne s’embarrassent pas de telles fioritures : ils insistent sur le bricolage intérieur permettant d’harmoniser nos pensées conflictuelles (ou de « réduire la dissonance »), quand nous sommes prêts à toutes les acrobaties pour justifier a posteriori, en y croyant nous-mêmes, nos contradictions, nos changements d’avis, et surtout nos comportements inhabituels. La manipulation la plus efficace, en effet, se base avant tout sur les actes. On agit d’abord, on se convainc ensuite qu’on a bien fait. Le paradigme d’« hypocrisie induite » joue par exemple sur la mauvaise conscience des individus pour leur faire modifier leurs comportements : à la piscine, interroger des nageurs sur leur gaspillage d’eau ordinaire leur fait prendre « spontanément » des douches plus courtes…

 

Auteurs du célébrissime (et toujours d’actualité) Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (1987), Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois décrivent de leur côté la « soumission librement consentie » comme consécutive à la mise en œuvre d’un acte anodin, produit devant témoin(s) et en toute liberté. Le tour de passe-passe le plus classique est celui du pied dans la porte, scientifiquement démontré avec l’exemple d’un gigantesque panneau publicitaire en faveur de la prévention routière que les citadins doivent accepter dans leur jardin. Si vous leur demandez de but en blanc, le plus probable est qu’ils refusent tout net. Si vous leur proposez simplement d’apposer un autocollant sur leur boîte aux lettres, vous aurez beaucoup plus de chances de parvenir à vos fins en leur proposant ultérieurement le fameux panneau. Un tout petit oui qui ne mange pas de pain augmente les chances d’accepter ensuite, graduellement, ce qui aurait dû paraître inacceptable.

 

Persuasion et manipulation par l’engagement sont-ils inconciliables ? Pas forcément : la « communication engageante » testée par les mêmes Joule et Beauvois articule ces deux dimensions : l’accomplissement d’un acte anodin favorise alors une tentative de persuasion consécutive. Mais pour quoi faire ? Eh bien, de même que selon Pierre Desproges il n’y a qu’une différence d’intention entre une mauvaise cuisinière et une empoisonneuse, tout dépend de ce que le manipulateur a en tête. Il peut vous faire accepter avec gourmandise d’acheter une encyclopédie volumineuse et onéreuse que vous ne consulterez jamais, alors que tout son contenu est disponible en libre accès sur Internet et ne vous a jamais intéressé. Il peut aussi vous amener à faire des économies d’énergie, utiliser plus souvent des préservatifs ou grignoter des vers de terre (tout cela, des psychologues l’ont vérifié) : disons qu’on donne alors un gros coup de pouce pour obtenir le meilleur comportement possible, pour l’intéressé et la communauté.

 

Je manipule, tu manipules

 

Ainsi le schéma intuitif de la manipulation, se jouant entre un tireur de ficelles démoniaque et un gentil pantin, se voit-il mis à mal. Les techniques comportementales les plus rapides et les plus efficaces font les délices de certains commerciaux qui ne sont ni machiavéliques ni psychopathes ni stratèges hors pair… mais pragmatiques. Si aucune n’est infaillible, leur combinatoire et l’art de les amener peuvent susciter des comportements qui n’auraient jamais été obtenus spontanément, parfois aberrants et contre-productifs. Et nous sommes tous des manipulateurs, peu ou prou, au quotidien. Des parents triomphants parce qu’ils ont trouvé une astuce pour faciliter (pour quelques soirs, en tout cas…) le coucher de leurs enfants surexcités, des enseignants se faisant part mutuellement des stratagèmes propres à décourager l’insolence d’un élève notoirement pénible, un sourire pour mieux faire passer la pilule en délivrant une facture, ou tout simplement l’usage du puissant « s’il vous plaît », qui insiste sur le sentiment de liberté de l’interlocuteur et limite ainsi nos chances d’essuyer un refus, tout cela relève de la manipulation, ou, si le terme vous gêne, d’une influence, mais sciemment exercée. Tous, nous manipulons au quotidien les images que nous arborons sur Facebook, non pas en les retouchant comme voici quelques décennies, mais en sélectionnant les meilleures, celles qui présentent des facettes de notre vie valorisantes aux yeux de notre communauté.

 

D’une manière ou d’une autre, personne n’échappe à l’influence : on ne peut pas ne pas être influencé, et on ne peut pas ne pas influencer. Peut-on ne pas être manipulé ? Et ne pas manipuler, même avec les meilleures intentions du monde ? La différence entre influence, persuasion et manipulation ordinaire n’est sans doute qu’une question de degré, de vocabulaire et d’intention.

 

Jean-François Marmion

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Pervers narcissiques : de purs manipulateurs ?

Pervers narcissiques : de purs manipulateurs ?


       

                 

Sans scrupules, virtuoses, indétectables, les pervers narcissiques sont le dernier avatar du manipulateur. Ils sont pourtant loin de faire l’objet d’un consensus au sein des psys…

  

On les dit froids, calculateurs, dominateurs, ne ressentant ni émotion, ni culpabilité, ni la moindre considération pour l’autre. Des prédateurs qui se servent des gens comme faire-valoir pour regonfler un ego en panne. Séducteurs, ils cachent leur jeu. Dans le face-à-face, ils paraissent sincères et touchants, peuvent feindre de s’intéresser aux autres, se montrer empathiques et même reconnaître leurs torts, mais toujours dans le but de s’attirer des bonnes grâces. C’est dans l’ombre qu’ils agissent, ce qui trompera leurs victimes. Une fois démasqués, ils crient à l’injustice. Incapables de se remettre en question, certains seraient tout simplement incurables.

 

La victime : martyr ou complice ?

 

Le « pervers narcissique » est un concept psychanalytique qui apparaît dans les années 1980 sous la plume de Paul-Claude Racamier. Il associe deux entités pathologiques distinctes : le narcissisme, qui est l’intérêt excessif pour soi, et la perversion, qui consiste à utiliser l’autre à ses propres fins. Dans la lignée de P.C. Racamier, d’autres psychanalystes en font leur objet d’étude. Pour Alberto Eiguer, « les pervers narcissiques n’ont de cesse de vouloir formater les autres, les conditionner en tant que leur objet, leur chose. On les retrouve chez les gourous, les chefs de groupuscules extrémistes, les délinquants économiques, les escrocs, les meurtriers ou les délinquants sexuels. Mais la perversion narcissique est à distinguer de la perversion sexuelle, une entité psychopathologique qui suppose une symptomatologie différente », explique le psychanalyste. S’il y a bien des pervers narcissiques parmi les délinquants sexuels, la perversion narcissique ne renvoie pas nécessairement à une sexualité déviante.

 

Aujourd’hui, des voix s’élèvent pour remettre en cause ce modèle du méchant pervers narcissique exploitant des victimes innocentes. Certains osent même affirmer que la victime trouve un certain compte dans cette situation. Déjà en 1989, A. Eiguer, en publiant Le Pervers narcissique et son complice, considérait que le complice en question n’était personne d’autre que la victime. « Inconsciemment elle joue son jeu », évoque le psychanalyste. Elle irait donc, sans le vouloir, dans son sens. Mais, c’est aussi parce que le pervers narcissique est tout d’abord un séducteur qui répond à ses besoins narcissiques. A. Eiguer dit avoir choisi ce titre pour pousser les victimes à prendre conscience de ce piège. « Il faut soutenir les victimes, les renforcer dans l’idée qu’elles peuvent exister sans un pervers narcissique. L’important, c’est le tiers. Il faut aider les victimes à sortir de l’isolement, à partager avec d’autres leur souffrance », dit A. Eiguer. Mais parfois, les victimes s’enferment dans un cercle vicieux. Des femmes, et aussi des hommes, persistent dans des relations dans lesquelles ils sont instrumentalisés, voire maltraités, tout en défendant leur partenaire, collègue de travail ou supérieur hiérarchique lorsque celui-ci est mis en cause par l’entourage. La victime pourrait donc bien se trouver complice de son bourreau malgré elle, d’où la nécessité de l’aider à repérer les faiblesses dans lesquelles s’engouffre le pervers, pour mieux s’en défendre.

 

Un terme à la mode… absent des manuels psychiatriques

 

Qui est concerné par ce trouble ? Récemment, le psychiatre Dominique Barbier a avancé le chiffre de 10 % de pervers narcissique en France, estimation largement relayée dans les médias. Pour le pédopsychiatre et biostatisticien Bruno Falissard, ce chiffre ne correspond à aucune réalité. « Il n’y a pas eu à ma connaissance d’études scientifiques pour mesurer la prévalence de la perversion narcissique en France et ce pour plusieurs raisons. Le diagnostic est très difficile à établir. Si l’on veut le faire de façon scientifique, il faut des entretiens longs, des praticiens d’expérience, évaluer un grand nombre de personnes. Il faudrait inclure les pervers narcissiques dans ces études, mais comme ils ne sont pas en demande de soins, c’est difficile. Par ailleurs, il s’agit d’un diagnostic dimensionnel. Pervers narcissique, on peut l’être un peu, moyennement ou beaucoup. En fonction de l’endroit où on mettra le seuil, la prévalence peut varier énormément. » Bien que ce terme soit rentré dans le langage courant en France, il fait encore l’objet de contestations. Il n’existe pas véritablement d’équivalent en anglais et on n’en trouve aucune référence, ni dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), ni dans la Classification internationale des maladies (CIM). Au-delà du manque d’études scientifiques, d’autres raisons peuvent expliquer cela. « En Amérique du Nord, les assurances maladie ne remboursent pas les prises en charge pour des troubles de la personnalité. Du coup, les médecins ne les cotent plus et ils ont tendance à disparaître de la nomenclature. Par ailleurs, c’est un diagnostic issu de la tradition psychanalytique qui n’est pas vraiment à la mode dans les manuels psychiatriques actuels. Il y a un clivage entre, d’un côté, une nomenclature qui tourne beaucoup autour des médicaments et, de l’autre, une réalité clinique beaucoup plus complexe. Les deux ont du mal à se rencontrer », explique B. Falissard.

 

La surmédiatisation des pervers narcissiques en a fait un terme désormais employé (trop ?) facilement. Dès qu’une relation amoureuse ou professionnelle se passe mal, le conjoint ou l’employé est tenté de brandir le spectre du pervers narcissique pour disqualifier l’autre. « Il est vrai qu’on a tendance à en faire trop aujourd’hui, on a tendance à coller des étiquettes psychiatriques sur tout le monde. Mais c’est aussi parce que nous sommes dans une société de la victimisation. Aujourd’hui pour être reconnu, il faut être victime », commente B. Falissard. Tout politique ambitieux, tout patron un peu trop rigide et autoritaire ou tout amoureux infidèle n’est pas forcément un pervers narcissique. Soyons vigilants, mais sans voir le mal partout…

 



  

Comment devient-on pervers narcissique ?

 

Si le pervers narcissique est à première vue celui qui fait du mal aux autres, il est peut-être aussi l’otage d’un fonctionnement qui lui échappe. Pour Alberto Eiguer, « il y a probablement des milieux où la perversion narcissique prospère. Ce sont tout d’abord les familles où tous les membres sont narcissiques. Dans ces milieux, l’enfant n’est pas considéré comme une personne, mais comme un être qui doit servir à quelque chose au détriment de son développement d’enfant. Par exemple, parce qu’il a un don particulier, ses parents attendent de lui qu’il réalise de grandes choses. Il est en quelque sorte formaté, ce qui le rend froid et sans âme. Dans ces familles, la mère est en général dominante et distante, le père plutôt absent ou dévalorisé. Les enfants ne sont pas assez entendus, mais découvrent qu’ils peuvent obtenir des choses quand ils attaquent, humilient ou culpabilisent les autres. D’autres pervers narcissiques ont connu des parcours institutionnels dans leur enfance et n’ont pas pu s’identifier à leurs parents, ce qui a laissé chez eux un vide identificatoire. » 

 

Marc Olano

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