La musique contre les troubles de la mémoire

La musique contre les troubles de la mémoire

La musique renforce la mémoire et les réserves cognitives, précieuses pour lutter contre les effets du vieillissement normal. On a même découvert que des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer peuvent encore mémoriser de nouvelles mélodies.

  

On a tous en mémoire une chanson particulière, et l'on se souvient de l'année et des circonstances où on l'a écoutée. Le lien entre la musique et les souvenirs personnels est fréquent et étroit, qu'il s'agisse de chansons, de musique folklorique, de musique classique, de chansons populaires : certaines musiques sont des jalons de notre mémoire autobiographique, voire de notre identité.

 

Je me souviens de ton bouquet de pensées amoureusement cueilli autour du monument aux morts.

 

Je me souviens de beaucoup de chansons de Claude François.

 

Je me souviens que mon père nous emmenait à l'école dans la remorque à vélo.

 

Extrait de Je me souviens, Georges Perec, 1978

 

 

 

Ce n'est que depuis la fin des années 1990, c'est-à-dire tout récemment, que les sciences cognitives et les neurosciences ont com-mencé à s'intéresser à la mémoire musicale. Or ces recherches présentent un intérêt tant fondamental que clinique. Intérêt fondamental, car l'écoute et la pratique de la musique sont des activités qui aident à mieux comprendre la diversité et la spécificité des mécanismes neurocognitifs de la mémoire ; intérêt clinique, car les activités musicales sont de plus en plus utilisées pour restaurer des fonctions cognitives dégradées par certaines pathologies. Cela tient notamment au fait que la mémoire musicale est une fonction cognitive étonnamment résistante aux maladies du cerveau.

 

Qu'est-ce que la « mémoire musicale » ? Bien que la mémoire soit complexe et présente de multiples facettes, plusieurs de ses dimensions sont liées au domaine de la musique. Tout d'abord, elle peut fonctionner selon un mode volontaire, contrôlé, explicite, ou mode conscient, ou selon un mode involontaire, automatique, implicite, ou mode inconscient. En effet, nous mémorisons le monde qui nous entoure soit en faisant un effort mental afin de retenir des informations, ce qui passe par des stratégies de répétitions ou d'associations de ces informations – mode conscient –, soit sans faire d'effort particulier – mode inconscient. Cette distinction est importante, car, en musique, beaucoup de nos connaissances et représentations sont acquises par exposition « naturelle ».

 

Nous savons que les mécanismes cognitifs complexes et contrôlés, tels que l'encodage d'informations et leur récupération, sont sensibles aux effets des maladies qui perturbent la mémoire. Or la mémoire implicite est plus résistante aux maladies du cerveau. Dès lors, la mémoire musicale, qui est largement supportée par les mécanismes de la mémoire implicite, serait-elle résistante à certaines maladies du cerveau ? Permettrait-elle même de lutter contre elles ? Nous allons examiner ici de nombreux résultats qui l'indiquent.

 

Mémoire consciente et mémoire inconsciente

 

À partir de la distinction entre mémoire implicite et mémoire explicite, il est possible d'identifier cinq grands types de mémoires : la mémoire de travail, qui nous permet de retenir et de manipuler une petite quantité d'informations pendant quelques secondes, le fonctionnement de cette mémoire étant volontaire et nécessitant un contrôle conscient ; la mémoire épisodique, qui nous permet de nous rappeler une information spécifique dans le contexte où elle a été acquise, cette mémoire étant celle des événements que nous avons vécus et nécessitant un niveau de contrôle mental complexe ; la mémoire sémantique, qui correspond à nos savoirs sur le monde, dont l'encodage et la récupération peuvent se faire aussi bien de façon relativement automatique, que de façon volontaire et contrôlée ; la mémoire perceptive à long terme, correspondant à la conservation du traitement sensoriel d'une information, et fonctionnant de façon involontaire ; enfin, la mémoire procédurale, qui permet d'acquérir des procédures cognitives et motrices (par exemple, faire du vélo), cette mémoire nécessitant généralement une phase d'apprentissage consciente avant que les procédures apprises ne soient exécutées de façon automatique.

 

Or il existe de nombreux exemples musicaux de ces différentes facettes de la mémoire : maintenir une mélodie temporairement en mémoire (mémoire de travail), se remémorer le contexte d'exécution ou d'écoute d'une pièce musicale (mémoire épisodique), identifier et reconnaître une musique familière (mémoire sémantique), distinguer et reconnaître des orchestrations différentes d'une pièce musicale (mémoire perceptive), automatiser l'exécution d'une pièce musicale sur un instrument particulier (mémoire procédurale).

 

Le rôle de l'expertise musicale

 

Ainsi, l'activité musicale active toutes « les mémoires », surtout lorsqu'elle est pratiquée par un chanteur ou un instrumentiste. Au-delà de ces différents types de mémoires musicales, la musique se conserverait également sous une forme émotionnelle. Les musiciens, et plus généralement les artistes, soulignent l'importance de ce répertoire émotionnel. La prodigieuse mémoire de certains interprètes ou chefs d'orchestre, parfois malgré un âge respectable, fascine. Quel est donc ce lien entre expertise musicale et mémoire ? Est-ce qu'apprendre de nombreuses partitions par cœur a un effet particulier sur l'organisation et le fonctionnement de la mémoire des musiciens ?

 

L'impact cognitif de la musique a été très étudié, mais, curieusement, l'effet de l'expertise musicale sur le fonctionnement de la mémoire a été négligé, alors qu'apprendre la musique a un effet stimulant sur les processus mnésiques. On sait que les fonctions de planification d'actions, d'inhibition (des erreurs) et de contrôle cognitif sont aussi importantes que les capacités auditives et motrices pour apprendre la musique. Par ailleurs, des travaux d'imagerie par irm fonctionnelle et électroencéphalographie montrent que le stockage en mémoire de travail et les opérations exécutives appliquées au matériel musical ne semblent pas faire intervenir de modules corticaux spécifiques de la musique : ils impliquent des réseaux généraux qui servent aussi au traitement d'autres types de stimulus (visuels, verbaux).

 

Chez les non-musiciens, on constate que l'écoute musicale sollicite préférentiellement les aires auditives primaires et secondaires. Chez les musiciens, outre ces aires, sont également activées des régions corticales associatives, telles que le gyrus supramarginal, le cortex préfrontal, le cortex pariétal, le gyrus cingulaire. Or ces aires associatives ont la capacité d'intégrer – d'associer – des stimulus perceptifs différents. Ainsi, sont combinés des stimulus auditifs, visuels (les notes, les portées, etc.) et linguistiques (le « nom » des notes). L'analyse réalisée par le cerveau musicien est plus complexe et plus riche, combinant des informations de natures différentes. Plus la difficulté de la tâche augmente, plus les experts ont recours à ces régions multimodales, et plus leurs performances surpassent celles des sujets contrôles.

 

Le dialogue des aires cérébrales

 

Quelles sont les spécificités du fonctionnement cérébral des musiciens ? Comme nous l'avons évoqué, les aires cérébrales « dialoguent » davantage que chez le non-musicien. En outre, on sait que le cerveau des personnes non voyantes de naissance se réorganise, les aires visuelles inutilisées étant allouées à d'autres tâches : par exemple, elles ont une meilleure mémoire verbale que les voyants. C'est aussi le cas dans le cerveau des musiciens. Cette réorganisation fonctionnelle n'est alors pas due à une privation sensorielle (comme chez les aveugles), mais à leur pratique instrumentale qui nécessite d'utiliser le plus de ressources neuronales disponibles pour intégrer toutes les informations associées aux différentes modalités sensorielles : auditives bien sûr, mais aussi, nous l'avons évoqué, visuelles, linguistiques, tactiles (le toucher du piano, la pression de l'archet sur les cordes), ou encore motrices et posturales.

 

Une équipe de l'Université de Beijing a montré que le cortex frontal, l'amygdale et l'hippocampe, des structures clefs des processus mnésiques, en particulier épisodiques, sont davantage activés chez les musiciens. En 2010, nous avons mis en évidence une augmentation de la densité de substance grise dans l'hippocampe gauche chez les musiciens. Or on sait que cette région est particulièrement importante pour la mémoire épisodique verbale et autobiographique.

 

Une augmentation de la connectivité cérébrale

 

Par ailleurs, nous avons récemment montré que certaines régions cérébrales sont mieux synchronisées chez les musiciens du fait de leur pratique. Ce résultat a été obtenu en analysant la connectivité fonctionnelle de leur cerveau au repos : les sujets sont placés dans un scanner irm et ils ont pour consigne de ne penser à rien de particulier, de laisser leur esprit vagabonder pendant qu'on enregistre l'activité de leur cerveau. Le « connectome » ainsi obtenu révèle que certaines régions du cerveau des musiciens sont davantage connectées, associées à des réseaux cérébraux impliqués dans des fonctions cognitives de haut niveau, telles que le jugement émotionnel, le langage, et les mémoires autobiographique et sémantique. Autrement dit, la pratique musicale a renforcé le « dialogue » de certaines régions cérébrales, qui sont impliquées dans des fonctions cognitives de haut niveau. On comprend pourquoi cette pratique renforce de façon indirecte l'efficacité de ces fonctions cognitives.

 

Ainsi, le cerveau du musicien est modifié, et présente des caractéristiques directement liées au niveau d'expertise musicale, ce qui influe sur les performances cognitives. Or on sait que ces performances évoluent différemment selon les individus. Ainsi, pour un même degré d'atrophie de telle ou telle aire cérébrale, les conséquences cliniques varient considérablement d'un sujet à l'autre, même s'ils sont génétiquement très proches. Certains ont une plus grande capacité à résister à la perte de neurones et maintiennent un fonctionnement cognitif relativement bon, alors que d'autres subissent un déclin handicapant qui peut conduire à une perte d'autonomie. Deux enfants ne se développent ni à la même vitesse ni de la même façon. De même, la vitesse du déclin cognitif lié à l'âge aussi bien que son amplitude semblent être régulées par les gènes, les comportements et l'environnement.

 

Réserve cognitive et réserve cérébrale

 

Afin d'expliquer ce phénomène, les chercheurs ont proposé la notion de réserves cérébrale et cognitive. La réserve cérébrale est liée aux caractéristiques anatomiques du cerveau : en cas d'atrophie, l'apparition des premiers troubles sera d'autant retardée que le volume de substance grise est important (réserve physiologique). Quant à la réserve cognitive, elle fait plutôt appel à des mécanismes de neuroplasticité : en cas d'atrophie, les premiers troubles seraient retardés si un réseau cérébral engagé pour réaliser une tâche est particulièrement efficace, ou s'il existe des réseaux supplémentaires ou alternatifs, qui permettent de mettre en place des stratégies de compensation. Ces mécanismes permettraient une performance cognitive efficace, malgré les perturbations physiologiques liées à l'âge.

 

La réserve cérébrale est déterminée très tôt par des critères génétiques et le niveau d'éducation, mais aussi tout au long de la vie, par l'hygiène de vie des individus, notamment la diététique et les activités sportives qui favorisent la vascularisation et l'oxygénation cérébrale. La réserve cognitive serait plutôt liée à d'autres déterminants environnementaux, tels que le niveau d'éducation, les activités de loisir (jouer aux cartes ou aller au théâtre par exemple), la qualité du réseau social et le caractère stimulant de la profession exercée. Plusieurs études réalisées sur le long terme ont établi que les activités de loisir réduisent le risque d'être atteint d'une démence 20 à 40 ans plus tard.

 

La pratique musicale : un stimulant neuronal

 

Par ailleurs, en 2008, Michael Valenzuela et ses collègues, de l'École de psychiatrie de Sydney, en Australie, ont montré, chez 37 sujets sains âgés, que leur hippocampe – une aire cérébrale essentielle à la mémoire – était d'autant plus volumineuse qu'ils avaient eu de nombreuses activités sociales au cours de leur vie. Un nouvel examen réalisé trois ans après le premier a révélé que la perte neuronale dans l'hippocampe est moindre chez les sujets ayant eu le plus d'activités.

 

Les travaux de neuropsychologie expérimentale laissent penser que la pratique d'un instrument de musique est une activité particulièrement adaptée à la constitution d'une réserve cognitive, et serait utile pour lutter contre les effets du vieillissement normal. Nous l'avons évoqué, cette pratique fait intervenir un large réseau associant les aires frontales, temporales et pariétales, notamment les aires de Broca et de Wernicke, essentielles à la production et à la compréhension du langage. Dès lors, on conçoit que des stratégies de compensation puissent se mettre en place plus facilement.

 

Le fait que la pratique musicale mette en jeu simultanément ces différents réseaux de neurones optimiserait son effet dans le cadre du vieillissement normal. Des mesures de la densité de fibres de substance blanche, couplées à des données comportementales recueillies chez des sujets âgés, ont montré que la quantité de myéline et l'intégrité des fibres de substance blanche sont des indices qui prédisent les performances mnésiques et exécutives ainsi que la vitesse de traitement de l'information (rappelons que les longs prolongements des neurones sont recouverts d'une gaine de myéline, ou substance blanche). La musique pourrait même être plus appropriée que les programmes d'entraînement standardisés de la cognition, car elle favorise les communications au sein de chaque hémisphère et entre les hémisphères, ce qui facilite la réorganisation corticale fonctionnelle indispensable à l'utilisation de stratégies de compensation. Enfin, jouer d'un instrument de musique a un aspect hédonique qui donne envie de recommencer et augmente les adaptations plastiques tout en procurant un sentiment de satisfaction et de développement personnel ainsi qu'une diminution des scores sur les échelles qui évaluent la dépression.

 

L'étude de Brenda Hanna-Pladdy et d'Alicia Mackay, de l'Université du Kansas, réalisée en 2011, est l'une des rares à s'être intéressée au fonctionnement cognitif d'individus âgés qui se sont adonnés à une activité musicale au cours de leur vie. Les résultats ont mis en évidence des différences significatives : les musiciens obtiennent de meilleurs résultats aux tests cognitifs, et les performances des musiciens amateurs se situent à mi-chemin entre celles des musiciens professionnels et celles des sujets contrôles. Ainsi, la pratique musicale améliorerait un grand nombre d'opérations mentales, stimulerait les circuits neuronaux de la mémoire, et permettrait de lutter contre les effets du vieillissement cérébral.

 

La musique protège-t-elle de tout ?

 

Malheureusement, la musique n'est pas la panacée, et les musiciens ne sont pas à l'abri des maladies du cerveau. Toutefois, dans les maladies neurodégénératives, quelques cas cliniques ont montré que d'anciens musiciens atteints de la maladie d'Alzheimer conservent de remarquables capacités musicales, alors qu'ils présentent d'importants troubles de la mémoire et du langage. Certains restent capables de jouer des compositions apprises avant le début de leur maladie. Ils conservent de surprenantes aptitudes de reconnaissance et d'apprentissage musical, contrastant avec les difficultés mnésiques et langagières associées à cette pathologie.

 

Ces observations ont conduit les chercheurs à proposer des études plus systématiques permettant d'évaluer les compétences en mémoire musicale de non-musiciens atteints de la maladie d'Alzheimer. La synthèse de tous les résultats publiés sur cette question, que nous avons réalisée en 2013, nous a permis de faire le point et de proposer une explication possible aux divergences constatées. Ces différences tiennent en partie au fait que les résultats ne sont pas comparables, car les processus de mémoire évalués varient dans les études selon les stades de la maladie. Par ailleurs, aux stades précoces de la maladie, la mémoire épisodique musicale est à peu près la seule à être systématiquement évaluée ; elle apparaît déficitaire chez ces patients, mais ce n'est pas surprenant.

 

En revanche, à partir des stades modérés de la maladie, on observe que ce sont plutôt la mémoire sémantique et les apprentissages implicites, connus pour résister plus longtemps à la pathologie, qui sont évalués. La mémoire épisodique est alors trop déficitaire à ces stades de la maladie. Ainsi, les études portant sur les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer suggèrent que les capacités d'associations verbales concernant les connaissances musicales sont altérées de façon précoce, alors que les traces perceptives résistent durablement. Dans plusieurs séries d'expériences, réalisées en collaboration avec Odile Letortu dans l'Unité Alzheimer de la Maison de retraite Les pervenches, à Biéville-Beuville, dans le Calvados, nous avons montré que cette trace pouvait être évaluée à partir de l'émergence d'un sentiment de familiarité (le sujet sait qu'il a déjà entendu la mélodie). Chez ces personnes, on ne peut pas toujours mesurer l'émergence d'un sentiment de familiarité en leur demandant si elles reconnaissent l'extrait. En revanche, on peut le faire en écoutant leurs éventuels commentaires spontanés, en observant leur attitude, les mimiques faciales ou l'intonation de la voix.

 

Nouveaux apprentissages

 

En notant la force de ce sentiment de familiarité sur une échelle de un à six, nous avons montré chez des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer à un stade avancé que la présentation au cours de séances répétées pendant huit jours des différents extraits de musiques instrumentales produit une augmentation du sentiment de familiarité entre la première séance d'exposition et la dernière. Ces personnes qui ne mémorisent plus aucun événement récent, et qui ne connaissent pas la mélodie la première fois, la mémorisent, au point qu'elle devient familière au bout de quelques séances. Ces personnes présentent un sentiment de familiarité plus marqué pour les morceaux auxquels elles ont été exposées que pour les extraits nouveaux.

 

Qui plus est, deux mois et demi après ces séances, nous avons observé que le sentiment de familiarité pour ces extraits musicaux reste présent. On n'obtient pas ce type de résultats avec des poèmes ou des paroles de chansons. Ces observations plaident en faveur d'un système de mémoire musicale à long terme particulièrement résistant, distinct de la mémoire verbale, et confirment que les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer conservent d'étonnantes capacités d'apprentissage de nouvelles mélodies.

 

Quand le sentiment de familiarité pour une musique augmente, et que le patient affirme connaître telle ou telle musique, peut-on dire qu'il y a eu création d'une nouvelle représentation en mémoire sémantique ? La question du statut en mémoire de ces nouvelles traces reste ouverte : doit-on parler de nouvelles représentations perceptives à long terme ou de nouvelles connaissances ? L'étude en imagerie cérébrale que nous réalisons actuellement permettra peut-être d'apporter des éléments de réponses sur la nature des processus de mémoire sous-tendant l'émergence d'un tel sentiment de familiarité chez ces malades.

 

Ces capacités préservées d'apprentissage implicite de nouvelles mélodies, absentes quand il s'agit de matériel linguistique, sont-elles vraiment spécifiques de la musique ? La musique aurait-elle un statut particulier ? Le pouvoir attractif, émotionnel et la richesse perceptive du matériel musical utilisé sont indéniablement des facteurs d'une importance cruciale. En plus des effets sur la cognition, le fort pouvoir émotionnel de la musique semble avoir un impact sur les composantes sensorielles, affectives, sociales et comportementales des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer.

 

Utiliser la musique pour renforcer la mémoire ?

 

La musique, en tant que matériel riche au plan de la perception et de l'émotion, permet de montrer que diverses capacités, y compris mnésiques, restent présentes chez les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, même à un stade avancé de la maladie. Les recherches doivent s'orienter vers la mise en évidence de ces aptitudes préservées, notamment des capacités d'apprentissage. On saura alors si ce support artistique a vraiment des effets uniques et spécifiques sur notre mémoire, et comment utiliser la musique pour entretenir le lien ténu avec des malades dont la mémoire se délite au fil du temps.

 

Hervé Platel, Mathilde Groussard et Baptiste Fauvel

 

Hervé Platel est professeur de neuropsychologie à l'unité Inserm U1077 à l'Université de Caen.

 

Mathilde Groussard est maître de conférences, Inserm U1077, à l'Université de Caen.

 

Baptiste Fauvel est doctorant, Inserm U1077, à l'Université de Caen.

 

 

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En savoir plus  
Du rythme pour marcher à nouveau

Du rythme pour marcher à nouveau

Continuer à marcher en dépit de la maladie de Parkinson, après un accident vasculaire cérébral ou malgré le vieillissement : la musique le permet quand on l'adapte à la personne concernée.

 

Quelques jours après la naissance, le cerveau du nouveau-né réagit à un changement de la durée d'une séquence de sons de percussion. Dès sept mois, un bébé peut apprendre différents rythmes, par exemple ceux d'une marche ou d'une valse, et les mouvements associés. Ainsi, au cours d'une de leurs études, les psychologues canadiennes Laurel Trainor et Jessica Phillips-Silver dansaient avec des bébés dans les bras sur un rythme qui correspondait soit à une valse, soit à une marche. Dans la seconde phase de l'expérience, les psychologues faisaient entendre aux bébés des séquences de sons ayant un rythme de valse ou de marche. Elles ont observé qu'ils préféraient la musique ayant le même rythme que celui de la phase d'apprentissage : le mouvement permet aux bébés de mémoriser différents rythmes.

 

Malgré sa simplicité apparente, la capacité de bouger au rythme de la musique fait appel à un réseau complexe de régions cérébrales. Ces dernières sous-tendent la perception du rythme et des durées, la planification et le contrôle du mouvement, ainsi que les processus d'intégration faisant le pont entre perception et action. Quand on écoute de la musique, on a envie de bouger : les aires cérébrales motrices s'activent. Mais il est plus surprenant de constater que si l'on demande à un sujet d'effectuer une tâche purement perceptuelle, par exemple de dire si une séquence de notes présente un rythme particulier, les régions associées à la motricité, tels les ganglions de la base et le cortex prémoteur, s'activent aussi malgré l'absence de mouvement ! La simple écoute d'un morceau sollicite donc les aires cérébrales motrices.

 

Cette observation est essentielle et a fait naître l'idée que l'on pourrait utiliser la musique comme outil de rééducation du mouvement chez certaines personnes. Ainsi, le rythme de la musique, par le fait qu'il stimule notre « cerveau moteur », même en l'absence de mouvement (juste par l'écoute), peut aider à réactiver ou à améliorer le mouvement chez des personnes présentant des troubles de la motricité. En effet, de plus en plus de travaux de recherche montrent que marcher au rythme d'une musique est efficace pour la rééducation des fonctions motrices. Nous examinerons deux exemples : celui des personnes atteintes de la maladie de Parkinson et celui des victimes d'un accident vasculaire cérébral. Et nous nous demanderons si la musique pourrait aider les personnes âgées à marcher de façon plus assurée.

 

Le rythme contre la maladie de Parkinson

 

La maladie de Parkinson est une maladie neurodégénérative qui touche en Europe plus de 1,2 million de personnes. Chez la personne âgée de plus que 65 ans, 160 individus sur 100 000 souffrent de cette maladie. En raison du vieillissement de la population, ce chiffre doublera d'ici 2030. Cette maladie est liée à un dysfonctionnement des structures cérébrales nommées ganglions de la base, situées au cœur du cerveau. Une personne atteinte de la maladie de Parkinson présente des tremblements au repos, des mouvements volontaires lents, et une difficulté à déclencher ses mouvements. Les symptômes sont visibles quand le patient doit se lever et quand il marche. Ces déficits, auxquels s'ajoutent une rigidité musculaire généralisée et des troubles de l'équilibre, perturbent la marche. Le sujet se déplace lentement, fait des petits pas ; parfois, il s'arrête de marcher et tombe.

 

Les déficits de la marche sont très handicapants pour les personnes atteintes de la maladie de Parkinson et réduisent leur qualité de vie. De surcroît, ils favorisent les chutes. Dès lors, les risques de blessure, de fracture du col du fémur, de traumatismes crâniens, voire de mortalité associés augmentent. En bref, les troubles de la marche constituent l'une des causes principales de handicap et de dépendance chez des personnes atteintes de la maladie de Parkinson.

 

Comment réduire ces troubles ? Le traitement pharmacologique dont nous disposons pour lutter contre la maladie de Parkinson, la L-dopa, réduit efficacement les symptômes moteurs, tel le tremblement, du moins au début du traitement. Malheureusement, il est quasi inefficace vis-à-vis des troubles de la marche. C'est pourquoi d'autres pistes ont été explorées. La musique s'est révélée particulièrement efficace pour améliorer la marche de ces personnes. Plus que la musique elle-même, c'est le rythme qui semble être l'élément le plus important.

 

Marcher en rythme

 

Comment procède-t-on ? On fait, par exemple, écouter aux malades des sons répétés et réguliers alors qu'ils sont en train de marcher. Quand le rythme des sons répétés ou le tempo de la musique sont adéquats – ni trop lents, ni trop rapides –, le sujet tend à synchroniser ses pas sur leur rythme. Ce faisant, ses pas se font plus longs, plus assurés, il accélère. Sa marche devient plus naturelle et plus régulière. Il retrouve la spontanéité de la marche « normale ».

 

La méthode, nommée indiçage auditif, et ses effets bénéfiques sont connus depuis les années 1940. Toutefois, ce n'est que beaucoup plus récemment qu'elle a été étudiée de façon plus approfondie. Ainsi, en 1997, Michael Thaut, un des pionniers de la rééducation neurologique, et ses collègues, de l'Université d'État du Colorado, ont étudié l'effet du rythme sur la marche de 21 personnes atteintes de la maladie de Parkinson. Parmi eux, dix recevaient de la L-dopa, dix ne recevaient aucun traitement. Dix personnes du même âge, mais qui n'étaient pas atteintes de la maladie, étaient également testées. Chaque participant devait marcher une trentaine de mètres à sa vitesse maximale avec ou sans une stimulation sonore rythmée (le rythme était adapté à une marche rapide). L'expérience a montré que la stimulation rythmée améliore la marche pour tous les participants. De surcroît, la longueur de l'enjambée augmente chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson, mais pas chez les personnes non atteintes du même âge.

 

Dès lors, la synchronisation du mouvement de ces malades avec le rythme de la musique peut-elle être utilisée pour la rééducation de la marche ? Oui, et des programmes d'entraînement fondés sur la stimulation rythmique ont été conçus. Ils impliquent des sessions de marche rythmée par la musique plusieurs fois par semaine, pendant un à deux mois. Ces programmes donnent des résultats très encourageants, car non seulement la marche s'améliore aux cours des séances d'entraînement, mais des effets positifs restent visibles après la thérapie, les sujets marchant plus vite, avec des enjambées plus longues et ce en l'absence du stimulus rythmé.

 

Des réseaux parallèles

 

Quels sont les mécanismes cérébraux qui permettent cette rééducation ? Le rythme permettrait aux personnes atteintes de la maladie de Parkinson d'utiliser un réseau neuronal secondaire, compensant le réseau moteur endommagé par la maladie (voir la figure 2). Ce réseau compensatoire inclurait des régions cérébrales impliquées dans la motricité et dans le contrôle fin du mouvement, telles que le cervelet. Ces aires s'activent notamment quand on bouge au rythme d'un stimulus externe, ce qui est le cas des méthodes d'indiçage auditif.

 

Les effets bénéfiques du rythme décrits chez le patient parkinsonien ne se limitent pas à la marche. Ses bienfaits pourraient aller au-delà de la motricité. Nous l'avons montré avec Sonja Kotz, à l'Université de Manchester, et Charles-Étienne Benoit, au Centre EuroMov de l'Université de Montpellier i. Un groupe de personnes atteintes de la maladie de Parkinson était soumis à un programme d'entraînement par indiçage auditif pendant un mois. Les sujets marchaient au rythme d'une chanson populaire, trois fois par semaine pendant 30 minutes. Après la thérapie, la marche était améliorée. De surcroît, ils percevaient mieux la durée des sons, mais aussi le tempo. Ainsi, les réseaux neuronaux influencés par l'indiçage auditif sous-tendraient aussi la perception des durées.

 

Il est nécessaire d'étudier de façon plus approfondie le couplage des mouvements et de la stimulation rythmique. D'autres recherches en cours se focalisent sur le développement d'outils qui faciliteraient la rééducation de la marche chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson. Par exemple, une application pour smartphone délivrant une musique rythmique au cours de la marche pourrait s'adapter à la performance motrice de chaque sujet.

 

Réapprendre à bouger

 

Si les recherches se poursuivent autour de cette maladie, les approches musicales et rythmiques ne s'appliquent pas uniquement à cette pathologie. On découvre de nouveaux champs d'application, notamment dans le cadre des accidents vasculaires cérébraux. Ces derniers, qui touchent environ 150 000 personnes chaque année en France, laissent souvent des séquelles graves, parmi lesquelles des troubles du langage et des troubles moteurs, notamment des paralysies. On a donc tenté d'appliquer la méthode de l'indiçage auditif chez des victimes d'un accident vasculaire cérébral.

 

M. Thaut et ses collègues l'ont appliquée à des personnes qui avaient un bras paralysé et, par conséquent, présentaient des difficultés pour atteindre un objet. Les sujets devaient tenter d'attraper un objet, soit dans le silence, soit en présence d'un son rythmé régulier, par exemple le tic-tac d'un métronome. En présence du rythme, on a constaté que la trajectoire des mouvements était plus régulière et plus reproductible, le mouvement du coude plus ample et l'ensemble du mouvement plus fluide. Comme nous l'avons évoqué dans le cas des personnes atteintes de la maladie de Parkinson, les sons réguliers permettraient d'augmenter la capacité du cerveau à optimiser certains mouvements. Cette méthode utilise des séquences de sons simples et repose surtout sur le rythme musical.

 

Une autre approche plus récente propose aux sujets d'apprendre à jouer d'un instrument, notamment du piano. Cette approche se fonde sur les résultats de diverses recherches ayant montré que la pratique d'un instrument renforce la plasticité cérébrale dans un large réseau. Ce dernier comprend les régions traitant l'information auditive (notamment le cortex temporal et le cortex frontal), le cortex moteur et le cortex prémoteur (utile pour la planification et la préparation des mouvements), ainsi que des régions assurant l'intégration des informations sensorielles et motrices (notamment les régions frontales et pariétales).

 

Des recherches récentes ont montré que cette plasticité n'est pas seulement observée quand on compare des musiciens, qui ont une longue pratique de la musique, à des non-musiciens. Elle est à l'œuvre chez des enfants et des adultes qui apprennent à jouer d'un instrument pendant quelques semaines ou quelques mois dans le cadre d'un protocole de recherche. On observe un phénomène nommé couplage auditivo-moteur, c'est-à-dire que la perception des sons active bien sûr les aires auditives primaires et secondaires, mais aussi le cortex moteur. Ainsi, chez une personne ayant appris à jouer du piano, l'écoute des mélodies apprises active aussi le cortex moteur (ce qui n'était pas le cas avant l'apprentissage).

 

Apprendre à jouer du piano

 

Dès lors, pourrait-on exploiter l'apprentissage d'un instrument dans le cadre d'une thérapie pour réhabiliter les capacités motrices des personnes victimes d'un accident vasculaire cérébral ? Eckart Altenmüller et son équipe, de l'Université de Hanovre en Allemagne, ont proposé un tel programme thérapeutique en utilisant des tambourins électroniques (émettant des sons de piano) et des claviers de piano. Les deux types d'instruments permettaient de travailler la motricité grossière (avec le bras) et la motricité fine (avec la main).

 

Les sujets apprenaient à jouer des mélodies avec l'aide d'un thérapeute. On évaluait leurs progrès moteurs en les comparant à ceux d'un groupe de personnes ayant eu un accident vasculaire cérébral qui ne suivaient qu'un programme de rééducation standard. Chez les sujets du groupe « apprentissage musical », la vitesse, la précision et la fluidité des mouvements se sont améliorées plus que chez les sujets de l'autre groupe. On l'a mis en évidence en analysant les caractéristiques des mouvements, et aussi au moyen de tests qui évaluent des activités motrices dans la vie de tous les jours. Par exemple, dans un test, on demande aux patients de saisir neuf petites baguettes et de les placer dans des petits trous – un exercice qui nécessite précision et rapidité. Les personnes des deux groupes ne présentaient pas de différences avant le traitement, mais après, le groupe ayant suivi l'apprentissage du piano se montrait plus performant.

 

Ainsi, apprendre à jouer du piano semble améliorer les capacités motrices des personnes victimes d'un accident vasculaire cérébral. Le bénéfice de cette thérapie tient sans doute à plusieurs facteurs agissant de conserve, tels que la répétition des mouvements, le couplage du geste avec le son, ou encore l'association à des facteurs émotionnels et motivationnels. Mais en plus de l'émotion et de la motivation, le couplage du son et du geste pourrait avoir un autre effet. Des neuroscientifiques ont montré un renforcement des connectivités entre les régions auditives et les régions sensori-motrices après l'apprentissage. On en déduit qu'un apprentissage combinant des informations auditives, sensorielles et motrices jouerait un rôle notable dans la rééducation motrice.

 

Comment expliquer les effets d'une telle association du geste et du son, appuyer sur une touche (activation du circuit moteur) engendrant un son (activation du circuit de la perception) ? Dans le cadre du projet européen EBRAMUS, qui étudie les effets bénéfiques de la musique sur le cerveau, Floris Van Vugt, à l'Université de Hanovre et au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, s'est intéressé à cette question. Dans une de ses études, les personnes ayant eu un accident vasculaire cérébral apprenaient à jouer du piano soit dans des conditions normales (l'appui sur la touche de piano est immédiatement suivi par le son), soit dans des conditions modifiées : le son était retardé d'un délai aléatoire compris entre 100 et 600 millisecondes, pour perturber le couplage auditivo-moteur. Contrairement à l'hypothèse qui avait été émise, les sujets appartenant au groupe « sons retardés » progressaient plus au test des neuf petites baguettes que ceux du groupe « sons normaux ». Les expérimentateurs ont montré par le biais de questionnaires que les sujets n'étaient pas conscients du fait que le son n'était pas émis au moment où ils appuyaient sur les touches.

 

Cette étude incluant des sons retardés par des délais variables montre qu'on pourrait améliorer la réhabilitation motrice sans perturber la motivation ou l'émotion ressentie. Nous avons donc décidé d'étudier plus en détail le rôle de l'intégration sensorielle et motrice dans l'amélioration du mouvement, et ainsi sa contribution dans la réhabilitation motrice. L'ensemble des résultats suggère que l'utilisation d'un programme d'apprentissage de la musique, notamment du piano, semble une stratégie thérapeutique innovante, plaisante, motivante et efficace pour améliorer la réhabilitation des capacités motrices chez les victimes d'un accident vasculaire cérébral.

 

Et la personne âgée ?

 

Marcher au rythme de la musique et jouer du piano semblent améliorer la rééducation de la motricité chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson ou victimes d'un accident vasculaire cérébral. Toutefois, les bienfaits de la musique ne se limitent pas à la rééducation de ces sujets. Ces stratégies peuvent être aussi appliquées pour améliorer la qualité de vie des personnes âgées saines qui, elles aussi, présentent des difficultés motrices. Ainsi, dix pour cent de la population âgée saine marche lentement. Outre les difficultés que pose une marche difficile, le déclin de la vitesse de marche va souvent de pair avec un déclin cognitif.

 

Autant de raisons de rechercher des méthodes susceptibles de lutter contre les difficultés de la marche. Or les méthodes d'indiçage auditif fondées sur la musique semblent particulièrement intéressantes. Par exemple, en 2013, Joanne Wittwer et ses collègues, de l'Université de Melbourne en Australie, ont étudié des personnes saines âgées de plus de 65 ans qui devaient marcher soit avec un métronome, soit avec de la musique. Le rythme du métronome et celui de la musique étaient ajustés à celui de la marche de chaque individu. Au son de la musique, les sujets marchaient plus vite qu'à leur vitesse naturelle, et faisaient de plus grands pas, ce qui n'était pas le cas avec un métronome.

 

L'indiçage par la musique serait-il une solution peu coûteuse pour ralentir la réduction naturelle de la motricité chez la personne âgée, et le déclin cognitif qui l'accompagne ? Cette question fait l'objet de plusieurs recherches, notamment dans le Centre EuroMov à Montpellier. Par exemple, le projet européen BeatHealth étudie comment utiliser la musique pour améliorer la motricité de la personne âgée, augmenter sa mobilité et sa qualité de vie pour lui permettre de « mieux vieillir ». Comme pour les personnes atteintes de la maladie de Parkinson, des applications pour smartphones capables de présenter une stimulation musicale rythmique adaptée aux caractéristiques de la marche de la personne âgée sont en cours de développement.

 

Les effets de la musique chez l'individu sain ne se limitent pas aux troubles moteurs. Dans des études récentes, Andrea Trombetti et ses collègues, de l'Université de Genève, ont proposé à des personnes saines âgées de plus de 65 ans un entraînement associé à la musique, par exemple marcher sur la musique ou apprendre à jouer d'un instrument. Après la période d'entraînement, les participants non seulement marchaient mieux et tombaient moins souvent, mais ils obtenaient de meilleures performances aux tests cognitifs standards et étaient moins anxieux quand ils marchaient (car ils avaient repris confiance et avaient moins peur de tomber). Ces résultats prometteurs soulignent l'urgence de conduire des recherches plus nombreuses et bien contrôlées sur le rôle de la musique dans la prévention du déclin cognitif et moteur chez la personne âgée.

 

Simone Dalla Bella et Barbara Tillmann

 

Simone Dalla Bella, membre de l'Institut universitaire de France, est professeur de sciences du mouvement, et chercheur au Centre EuroMov, Laboratoire M2H, à l'Université de Montpellier-I.

 

Barbara Tillmann, directrice de recherche CNRS, dirige l'équipe Cognition auditive et psychoacoustique au Centre de recherche en neurosciences de Lyon, CNRS-UMR 5292, inserm U 1028, Université Lyon-I.


 

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Enfant musicien, enfant malin !

Enfant musicien, enfant malin !

L’apprentissage de la musique demande des efforts, mais entraîne une pluie de retombées positives sur la concentration, l’intelligence, la sociabilisation… et ce dès la maternelle ! Le 8 juin 2017, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer exposait ses pistes pour réformer l’école dans une interview au journal Le Parisien. Parmi celles-ci : développer l’enseignement de la musique. « Je compte notamment faire en sorte qu’il y ait des chorales dans toutes les écoles et collèges », annonçait ainsi le ministre. « Nous allons aussi encourager les pratiques instrumentales et les concerts. »



  

Que penser de cette annonce ? Les écoliers doivent déjà apprendre la lecture, l’écriture, le calcul, la géographie, l’histoire… La pratique musicale mérite-t-elle une place de choix dans leurs agendas surchargés ?

 

Hé bien oui, si l’on en croit les recherches en psychologie. Dès le plus jeune âge, l’exigence et la rigueur nécessaires à l’apprentissage d’un instrument semblent déteindre sur de multiples capacités cognitives et traits de caractère. Quand elle est pratiquée en groupe, la musique aide en outre à aller vers les autres.

 

Des bienfaits dès la maternelle

 

Deux psychologues, Sebastian Kirschner et Michael Tomasello, de l’institut Max-Planck, en Allemagne, ont ainsi montré que les jeux musicaux stimulent la sociabilité et l’entraide dès la maternelle. Dans leur expérience, des paires d’enfants d’environ 4 ans et demi étaient placés face à des fausses grenouilles prétendument endormies, qu’ils avaient pour mission de réveiller. La moitié des binômes étaient armés de petits instruments de percussion, avec lesquels ils devaient jouer en rythme sur une chanson et un accompagnement de guitare, tandis que l’autre moitié n’avaient que leur voix à disposition. Après cette tâche, les deux enfants de chaque duo devaient retourner en même temps un tube transparent contenant des boules de couleur. L’astuce a consisté à mal fermer l’un des deux tubes, afin que les boules tombent et que l’on puisse tester si les enfants s’entraidaient pour les ramasser. Et ce fut bien le cas, mais pas pour tous ! Alors que 54 % des enfants ayant effectué le jeu musical s’assistaient mutuellement, seuls 17 % des membres de l’autre groupe se montraient solidaires.

 

Plus d’entraide et de coopération après un jeu musical

 

Dans la suite de l’expérience, les chercheurs ont introduit une tâche qu’il était possible de résoudre seul ou, de manière plus efficace, en coopérant. Or les petits musiciens en herbe ont davantage opté pour ce dernier type de stratégie. Comment expliquer cette progression des comportements d’entraide et de coopération ? Chanter et jouer de la musique ensemble implique de regarder autrui, de se coordonner et de se représenter une intention collective. Au point d’affermir le sentiment d’appartenir à une même communauté.

 

Outre ces bénéfices sur la sociabilisation, la pratique musicale renforce nombre de capacités cognitives. Elle aide notamment les jeunes enfants à acquérir les briques élémentaires du raisonnement abstrait, comme l’ont montré Teery Bilhartz et ses collègues de l’université d’État Sam-Houston, à Huntsville, au Texas. Dans leur expérience, un groupe d’enfants de 4 à 5 ans suivait une formation musicale pendant neuf mois, à raison d’une séance par semaine. Le programme était bien sûr adapté à leur âge : chant, exercices vocaux, percussions, lecture et écriture de notes sur une partition, gestes du bras suivant un rythme précis… Ils devaient en outre travailler ces exercices et écouter des CD de musique à la maison.
 Avant et après ce programme, les enfants ont subi une batterie de tests cognitifs, extraits de l’échelle d’intelligence de Stanford-Binet. Résultat : par rapport au groupe contrôle, ils ont davantage développé leur capacité de mémoriser et manipuler des images mentales, une des bases du raisonnement abstrait. Rien d’étonnant, car la pratique musicale mobilise en permanence les facultés d’abstraction. Les enfants doivent ainsi jongler avec des symboles comme des ronds sur une portée, qui modélisent une hauteur de son et un rythme mélodique.

 

Sylvain Moreno, de l’institut de recherche Rotman, à Toronto, au Canada, et ses collègues se sont quant à eux intéressés aux effets de la musique sur le langage. L’hypothèse était là aussi que ces deux domaines mobilisent certaines compétences identiques, comme la capacité à manipuler des symboles, et mettent donc en jeu des aires cérébrales communes ; en outre, l’entraînement musical stimulerait l’attention et la mémoire, des capacités précieuses pour retenir de nouveaux mots au jour le jour.

 

Les chercheurs ont élaboré un programme relativement court, comportant une vingtaine d’heures de musique réparties sur quatre semaines. Des exercices de rythme, de mélodie et de tonalité alternaient avec une initiation aux concepts musicaux de base. Des enfants de 4 à 6 ans ont suivi ces leçons, délivrées par des personnages de dessins animés dans des films projetés sur le mur de la classe.
 Les résultats ont été spectaculaires : 90 % des enfants ont amélioré leur intelligence verbale, mesurée par un test de vocabulaire (les enfants devaient expliquer le sens de 25 mots différents) ; le score obtenu à ce test a progressé de 20 % en moyenne. Un mois de cours de musique suffit donc à obtenir des bénéfices cognitifs !

 

Un mois de cours de musique, à raison de une heure par jour, suffit à améliorer l’intelligence verbale d’enfants de 4 à 6 ans.

 

Reste que ceux-ci sont d’autant plus grands que la pratique est longue, comme le montrent les travaux de Kathleen Corrigall et Laurel Trainor, de l’université McMaster, au Canada. Ces chercheurs ont administré une série de tests à un groupe d’enfants de 6 à 9 ans, ayant eu plus ou moins de contacts avec à la musique : certains étaient presque totalement néophytes, tandis que d’autres, qui avaient commencé à l’âge des couches-culottes, jouaient d’un instrument depuis plus de 6 ans ! Or plus ils avaient pratiqué longtemps, plus ils étaient forts en lecture, en particulier en compréhension de texte. Sans doute parce que la musique exerce diverses compétences nécessaires à la lecture : parcourir des notations écrites de gauche à droite (les enfants de cette étude utilisaient le système d’écriture occidental et lisaient donc dans ce sens), décoder des symboles, les lier à des sons… Et surtout, là encore, les enfants s’habitueraient à s’autodiscipliner et à se concentrer pendant un certain temps. L’amélioration des capacités d’attention semble donc une clé de voûte des bénéfices variés que procure la musique.

 

De meilleures notes à l’école

 

Plus généralement, celle-ci améliore les « fonctions exécutives », qui incluent l’attention, mais aussi la planification et l’inhibition (la capacité de lutter contre certains réflexes pour enclencher le raisonnement). C’est ce que vient de confirmer une vaste étude, publiée par Artur Jaschke et ses collègues de l’université d’Amsterdam. Elle porte sur près de 150 enfants âgés d’un peu plus de 6 ans au départ, et qui ont suivi des cours de musique pendant deux ans et demi. Les évaluations ont révélé que par rapport aux membres du groupe contrôle, leurs fonctions exécutives ont davantage progressé lors de cette période. Un impact qui se voit jusque dans le cerveau : grâce à une étude par IRMf, l’équipe de la psychologue américaine Nadine Gaab a montré que les zones cérébrales associées aux fonctions exécutives, comme le cortex préfrontal médian, s’activent davantage chez les enfants musiciens que chez les non-musiciens lors de tests cognitifs mobilisant ces fonctions.

 

Et ces bénéfices se traduisent dans les résultats scolaires ! Arnaud Cabanac, de l’École de Rochebelle, au Québec, et ses collègues ont montré que des adolescents de 17 ans qui ont choisi l’option musique quelques années plus tôt ont en moyenne de meilleures notes que les autres dans des matières aussi variées que les mathématiques, l’histoire et les sciences économiques et sociales. Pour les chercheurs, de tels résultats plaident largement en faveur de l’éducation musicale à l’école.

 

D’autres travaux vont aussi dans le sens d’un sérieux coup de pouce aux performances académiques, comme ceux d’Adrian Hille et Jürgen Schupp, de l’université Freie, à Berlin : les adolescents suivis par ces chercheurs, âgés de 17 ans, réussissaient mieux à l’école lorsqu’ils pratiquaient un instrument de musique depuis l’enfance. Ces chercheurs ont aussi montré des différences de personnalité : les adolescents musiciens se sont révélés plus consciencieux, plus ouverts d’esprit et plus ambitieux.

 

Bien sûr, ces deux dernières études se fondent sur des corrélations et la causalité va probablement aussi dans l’autre sens : un enfant consciencieux et capable de se concentrer longtemps dès le départ aura tendance à poursuivre plus longtemps la musique et à mieux réussir à l’école. Mais la rigueur, la patience et la modestie que réclame la musique renforcent probablement ces traits, comme le suggèrent les résultats obtenus avec des programmes d’entraînement sur de jeunes enfants. À tout le moins, un cercle vertueux se met en place. Avis aux recruteurs, la pépite qu’ils recherchent est peut-être un(e) musicien(ne).

 

Quant aux adolescents, la musique pourrait aussi les aider à surmonter une épreuve souvent difficile à cet âge : trouver l’âme sœur. De nombreux travaux montrent en effet que les musiciens (mais pas les musiciennes) exercent un attrait irrésistible sur le sexe opposé. Le fameux beau gosse guitariste, cela vous dit quelque chose ? Ainsi, dans une expérience menée par Sigal Tifferet, du centre académique Ruppin, en Israël, et ses collègues, un jeune homme postait une photo de lui sur son profil Facebook, tantôt avec une guitare et tantôt sans, puis demandait des jeunes filles inconnues comme amies sur Internet. Sans la guitare, elles n’ont été que 10 % à accepter, contre 28 % avec. Soit près de trois fois plus ! Voilà qui en motivera sans doute certains pour les longues et fastidieuses séances de solfège…

 

Nicolas Guéguen

 

Nicolas Guéguen est enseignant- chercheur en psychologie socialeà l'Université de Bretagne-Sud, et dirige le Laboratoire d'Ergonomie des systèmes, traitement de l'information et comportement (LESTIC) à Vannes.

 

 

 

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La musique adoucit les mœurs

La musique adoucit les mœurs

Vous êtes stressé ? Écoutez de la musique ! Elle réduit les concentrations sanguines en hormones du stress, et fait disparaître les tensions accumulées pendant une journée de travail.



 Sans stress, la vie serait une sinécure. Malheureusement, le stress est omniprésent. Vous vous souvenez sûrement d'une réunion de travail qui s'est mal terminée, où vous avez eu une âpre discussion avec l'un de vos collègues. De retour chez vous, vous étiez dans un état de tension extrême. Vous vous êtes installé sur votre canapé et vous avez pris un apéritif. En vain : votre estomac est resté noué, et vous n'avez pu oublier vos soucis. Puis vous avez mis un morceau de musique. Progressivement, vous vous êtes détendu et une sensation de bien-être vous a envahi. 

Le stress modifie le fonctionnement de l'organisme. Sa première fonction est la défense. Nos lointains ancêtres étaient déjà dotés de systèmes de réactions qui devaient assurer leur survie dans les situations dangereuses. Quelques dizaines de milliers d'années ont passé entre l'attaque d'un ours des cavernes et une altercation avec un collègue agressif…, mais les réactions physiologiques sont les mêmes : du cortisol, l'hormone du stress, est relâché dans l'organisme et une cascade de réactions métaboliques prépare à la fuite ou au combat. L'événement passé, le cortisol reste quelque temps dans l'organisme : vous restez sur le qui-vive et votre estomac reste noué. Comment la concentration en cortisol se normalise-t-elle ?

 

Nous avons récemment mesuré les concentrations en cortisol chez des personnes ayant vécu une situation de stress déclenchée lors d'une expérience en laboratoire. Puis nous avons fait écouter de la musique à ces volontaires et nous avons constaté que certaines musiques particulièrement apaisantes et harmonieuses font diminuer la concentration sanguine en hormone de stress. Ainsi, la musique adoucit bien les mœurs !

 

Les circuits du stress

 

Pour bien comprendre comment le stress naît d'une agression et peut être combattu, examinons la façon dont le cerveau réagit face à une situation difficile. Lors d'un stress d'origine psychologique ou physique (agression, angoisse avant l'examen, réunion houleuse ou tensions familiales), le système limbique, le centre des émotions, est activé. C'est ce système qui déclenche le plaisir de voir un ami ou la peur face à un serpent. Cette structure cérébrale comporte notamment une zone nommée complexe amygdalien, qui s'active fortement lorsqu'on ressent une agression, une frayeur, un sentiment désagréable.

 

Que fait votre complexe amygdalien lorsque vous vous êtes disputé ? Il vous prépare à vous défendre. Il envoie un message à l'hypothalamus, lequel donne à l'hypophyse antérieurel'ordre de relâcher une hormone nommée acth  (voir la figure ci-contre). Cette hormone circule dans le sang jusqu'à deux glandes situées au-dessus des reins – les glandes surrénales –, qui relâchent du cortisol. À son tour, le cortisol stimule des fonctions de l'organisme utiles pour se défendre contre une agression. Simultanément, il inhibe d'autres fonctions, notamment la sécrétion d'insuline ; le foie libère du glucose, qui n'est pas dégradé, puisque l'insuline diminue, de sorte que les muscles peuvent le consommer pour fuir ou affronter le danger. Le cortisol agit aussi sur le cerveau, où il favorise le comportement agressif.

 

Ainsi, le cortisol est bénéfique, puisqu'il favorise l'adaptation de l'individu à son environnement. Toutefois, quand le stress se prolonge et que sa concentration sanguine reste élevée, il devient nocif : à long terme, il perturbe les fonctions reproductrices et le système immunitaire, entraîne une prise de poids, favorise l'apparition de diabète de type 2, perturbe la mémoire ou favorise les dépressions. Par conséquent, les concentrations sanguines en cortisol doivent rester normales.

 

Comme beaucoup de personnes ont fait l'expérience du pouvoir relaxant de la musique (il existe des méthodes de musicothérapie pour combattre le stress), nous avons développé une approche scientifique pour savoir par quel phénomène salutaire la musique agit sur la concentration de l'hormone du stress. Nous avons réuni 24 étudiants de l'Université de Montréal et les avons placés dans des conditions de stress, en nous fondant sur un protocole de stress psychologique nommé Trier Social Stress Test (conçu en 1993 par les psychologues américains C. Kirschbaum et D. Hellhammer). Les étudiants étaient reçus par des expérimentateurs se présentant comme des psychologues du comportement. Ils leur annonçaient qu'ils seraient étudiés et filmés à travers une vitre sans tain.

 

Musique en laboratoire

 

Les étudiants disposaient de dix minutes pour préparer une intervention orale de cinq minutes, pendant laquelle ils devaient faire semblant de postuler à un emploi de leur choix. Puis, juste avant de commencer cet oral, on leur retirait leur feuille de préparation, ce qui leur causait un premier stress. Ensuite, on leur demandait de fixer la caméra, et de parler jusqu'à ce qu'on les autorise à s'arrêter.

 

Ils avaient beaucoup de difficultés à s'exprimer longtemps. Ils étaient impressionnés par ce protocole sérieux. En outre, on leur demandait d'effectuer pendant cinq minutes, sans s'arrêter, une tâche de calcul mental consistant à retrancher plusieurs fois le nombre 13 du nombre 1647, en énonçant à chaque fois les résultats intermédiaires. À chaque erreur, une sonnerie stridente retentissait et leur signalait qu'ils devaient recommencer depuis le début.

 

À l'issue de cette épreuve, la moitié des étudiants allaient se détendre pendant 45 minutes dans un local calme. L'autre moitié écoutait en plus de la musique apaisante : compositeurs de musique de film ou d'ambiance, tels Vangelis, Yanni ou Enya. En même temps, nous mesurions, à intervalles de temps réguliers, les concentrations de cortisol dans leur salive, grâce à des bâtons de coton qu'ils gardaient dans leur bouche. Nous avons observé que, 15 minutes après la fin du stress, la concentration en cortisol continuait à augmenter chez les étudiants se reposant sans musique. Au contraire, chez ceux qui écoutaient de la musique, la concentration en cortisol diminuait au bout d'un quart d'heure.

 

Que s'est-il passé chez les étudiants ayant écouté de la musique ? La zone du cerveau qui perçoit les sons, le cortex auditif, conjointement avec d'autres structures impliquées dans le traitement émotionnel ont été activées et ont vraisemblablement interagi avec le complexe amygdalien spécialisé dans les réactions de peur. Le complexe amygdalien a cessé de stimuler l'hypothalamus, lequel a cessé de provoquer la sécrétion d'acth par l'hypophyse. En absence d'acth, les glandes surrénales ont arrêté de libérer du cortisol (voir la figure ci-dessus).

 

Ce « circuit de l'apaisement » est encore hypothétique, mais des indices s'accumulent. Il y a quelques années, les chercheurs Ann Blood et Robert Zatorre, de l'Université Mac Gill, et Isabelle Peretz, de l'Université de Montréal, ont, par exemple, montré que la musique active des structures cérébrales intervenant dans la perception des émotions, notamment le complexe amygdalien et le cortex orbito-frontal, lesquels interagissent avec l'hypothalamus.

 

Ces observations sont encourageantes : il suffirait d'écouter de la musique pour ne plus sentir les effets du stress, mais toutes les musiques n'ont pas cet effet bénéfique. Les mélodies que nous avons utilisées étaient caractérisées par leur lenteur, leur régularité de tempo et leur harmonie. Il semble que le cortex auditif dispose d'une faculté naturelle pour reconnaître certains motifs sonores particuliers, stressants ou apaisants. Notamment, les morceaux comportant des disparités de rythme et des dissonances seraient plus stressants, alors que les tempos lents et réguliers seraient apaisants. Un autre style musical aurait sans doute eu des effets différents. Ainsi, une étude précédente a montré que la musique « techno », même lorsqu'elle est appréciée par les personnes qui l'écoutent, augmente la concentration sanguine en cortisol.

 

Mozart ou techno ?

 

Que faire quand on est un inconditionnel de la techno et que l'on vit des situations difficiles au travail ? Heureusement, nous avons aussi constaté que l'effet antistress ne dépend pas tellement du goût personnel pour la musique. Certains étudiants ont déclaré ne pas avoir apprécié la musique qu'ils avaient entendue, et pourtant leurs concentrations en cortisol diminuaient autant que celles des étudiants qui aimaient les musiques proposées. Il semble plutôt que certaines caractéristiques des morceaux de musique agissent de façon inconsciente sur des structures cérébrales relativement constantes d'un individu à l'autre. Ainsi, que le passionné de techno se rassure : il peut écouter Mozart et s'en trouver apaisé.

 

Tout cela nous amène à relativiser notre point de vue initial. Finalement, il n'est pas tout à fait vrai que la musique adoucisse les mœurs. Elle peut aussi bien les agiter, si sa structure rythmique est nerveuse et si elle comporte des dissonances. Il serait plus juste d'en revenir à cet ancien adage : « Pour contrôler un peuple, contrôle sa musique. » Une réflexion qui n'a pas attendu la découverte du cortisol, puisque nous la devons à Platon qui l'a formulée il y a quelque 2 300 ans. 

 

Stéphanie KHALFA est chargée de recherches au Laboratoire Inserm U751 Neuropsychologie et neurophysiologie, à l'Hôpital de la Timone à Marseille.

 

Stéphanie Khalfa

 

 

 

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Pourquoi la musique nous fait vibrer

Pourquoi la musique nous fait vibrer

Personne – ou presque – n'est insensible au pouvoir de la musique. Nous passons en moyenne plus d'une heure par jour à en écouter. Car notre cerveau établit un pont entre son et émotion. Selon un sondage de la SACEM réalisé en 2010, écouter de la musique est l'activité culturelle préférée de 73 pour cent des jeunes. Pour 47 pour cent des Français, il s'agit même de l'activité culturelle dont ils ne pourraient absolument pas se passer. Aujourd'hui, la musique est « consommée » partout dans nos sociétés et le temps moyen d'écoute par jour des Français est de 1 h 10. Mieux : au-delà de nos frontières, les études anthropologiques révèlent que toutes les cultures humaines pratiquent et écoutent de la musique. Alors, la musique est-elle universelle ?



 

Le cerveau musical

 

C'est ici que les pistes se brouillent. Car l'universalité suppose l'existence de points communs. Or, si pour nous Occidentaux, le terme « musique » semble bien défini, au Tibet le terme « n'ga-ro » désigne toute émission sonore, qu'elle soit « musicale » ou non, et aucun mot n'existe pour décrire le champ que nous associons à la musique. Dans de nombreuses langues africaines, s'il existe bien des mots pour dire « chant », désigner certaines catégories de chants et les répertorier, le terme « musique » n'existe pas, ni le terme générique pour « mélodie » ou « rythme ». Le mot « musique » n'a pas d'équivalent non plus en arabe yéménite de même qu'en arabe classique, du moins pas avant le xxe siècle. L'ethnomusicologie nous montre l'impossibilité d'une définition universellement satisfaisante de la musique.

 

De l'émotion !

 

Et pourtant, nous aimons tous la musique. Voilà donc peut-être le dénominateur commun de toutes les musiques : l'émotion. La musique nous apporte de l'émotion de manière large et consensuelle. De fait, 30 années de recherches ont révélé que les émotions éprouvées par diverses personnes face à la musique sont très semblables. Dans une culture donnée, la plupart des gens répondent de la même façon à la question : trouvez-vous cette mélodie gaie ou triste ? En outre, ils se fondent sur les mêmes indices musicaux, à savoir le « mode » et le tempo. Ils trouvent gaie une musique jouée sur un mode majeur (la Petite Musique de nuit de Mozart…) et triste une musique jouée sur un mode mineur (Tristesse de Chopin…). Les musiques rapides (au tempo élevé) sont perçues comme gaies et celles au tempo lent comme plus tristes.

 

Même constat dans des cultures éloignées. En 2009, le neuroscientifique allemand Thomas Fritz s'est rendu au Cameroun pour rencontrer les Mafas, peuple des montagnes n'ayant jamais entendu de musique occidentale. Il leur a fait écouter des morceaux pour piano qui, pour des oreilles européennes, expriment la gaieté, la tristesse ou l'angoisse. Ensuite, il leur a montré des visages exprimant ces émotions tout en leur demandant d'indiquer l'expression correspondant à chaque extrait musical... Les Mafas ont alors désigné, sous ses yeux, le visage triste pour la musique triste, le visage gai pour la musique gaie, le visage apeuré pour la musique effrayante...

 

Universalité des émotions ? Peut-être, mais dans certaines limites fixées par la culture. Car si les Mafas identifient aisément la joie (d'après Fritz, parce que ces musiques ont un tempo rapide et qu'elles s'insèrent surtout dans les moments joyeux de la vie sociale), l'identification de la peur ou de la tristesse reste moins fiable – car il serait peu approprié pour un Mafa d'associer la musique à des événements tristes de l'existence.

 

Sons et sentiments

 

Comment l'émotion prend-elle forme dans notre cerveau quand nous écoutons de la musique ? D'une part, notre cerveau perçoit les sons et les analyse, d'autre part il leur confère une résonance émotionnelle. Deux grandes régions cérébrales sont dévolues à chacune de ces actions , auxquelles il faut ajouter une troisième composante d'interprétation qui sera évoquée ultérieurement.

 

Il faut donc supposer une connexion entre les modules de perception et d'émotion, connexion qui pourrait aussi bien se former au contact de la musique qu'être altérée par des dommages cérébraux. De fait, c'est ce que l'on constate chez certains cas cliniques. Le neurologue Bernard Lechevalier et ses collaborateurs à Caen ont examiné, en 1984, le cas d'une patiente qui, à la suite d'une méningite à pneumocoques ayant causé de vastes lésions des lobes temporaux, ne pouvait plus identifier des bruits courants – verre brisé, vent dans les arbres, moteurs de voitures. Elle ne comprenait plus le langage parlé, ne reconnaissait plus les mélodies, n'identifiait plus les rythmes, ne pouvait préciser si un son était grave ou aigu, ne savait pas si un morceau était du tango ou des chants grégoriens. Et pourtant... elle continuait à écouter la radio ou ses anciens disques, et à y prendre du plaisir !

 

Le phénomène inverse existe aussi. Un patient percevait les sons sans difficulté, comprenait le langage parlé et les paroles des musiques, il savait distinguer les bruits courants, mais la musique ne lui procurait plus aucun plaisir et lui était même devenue désagréable. Il éprouvait en outre de la difficulté à reconnaître les airs familiers et n'arrivait plus à chanter, à localiser les sons dans l'espace ou à suivre leurs déplacements.

 

Même si de tels cas sont rares, ils montrent que, si la perception des sons et l'émotion sont le plus souvent connectées, la courroie de transmission entre l'une et l'autre peut se distendre ou se rompre. C'est bien le signe que le cerveau doit établir un pont entre ces deux fonctions centrales.

 

Première conséquence : le plaisir musical ne serait pas « inné ». Récemment, l'équipe du neuroscientifique Robert Zatorre à Montréal a montré pour la première fois l'existence, chez des personnes sans aucun trouble neurologique ou psychiatrique, d'une absence complète de plaisir musical nommée « anhédonie musicale ». Ces individus ne rencontrent aucun problème dans leur vie de tous les jours, y compris pour ressentir du plaisir en mangeant, en gagnant de l'argent ou en ayant des relations sexuelles. Simplement, ils n'éprouvent aucun plaisir en écoutant de la musique. Même s'ils savent très bien identifier et nommer les titres de chansons ou de morceaux qu'ils entendent, reconnaître si ces morceaux expriment de la joie, de la nostalgie ou quelque autre émotion (elles ont d'ailleurs une vie émotionnelle normale), force leur est d'admettre qu'ils n'éprouvent pas de plaisir à l'écoute d'extraits de musique. Plus encore : les manifestations classiques de l'émotion au niveau du corps (légère sudation, variations du rythme cardiaque) sont absentes.

 

L'insensibilité à la musique

 

La raison de cette anhédonie musicale reste mystérieuse. Parmi les hypothèses proposées, il semble que la construction du plaisir musical soit plus complexe que celui lié aux besoins basiques, tels le sexe ou la nourriture, et nécessite un dialogue entre, d'une part les régions du cerveau consacrées à la perception et à la mémoire (zones temporales et frontales) et d'autre part les circuits du plaisir (dits « de la récompense ») plus profondément enfouis dans le cerveau. Les personnes « anhédoniques musicales » n'auraient pas pu mettre en place les bases de ce dialogue entre perception, mémoire et plaisir dans leur cerveau. Elles auraient donc une compréhension « intellectuelle » des émotions musicales, mais sans les éprouver, et sauraient distinguer une musique joyeuse ou triste par sa structure rythmique et mélodique ; comme certaines personnes autistes qui distinguent les visages joyeux et tristes sur la base de l'orientation des traits faciaux, mais qui n'éprouvent aucune empathie émotionnelle face à ces mimiques…

 

L'éducation au plaisir

 

Contrairement à l'image d'Épinal du plaisir musical comme un fait naturel et universel, les recherches en neurosciences de la musique nous forcent donc à reconsidérer les liens entre musique, émotion, jugement esthétique et plaisir. L'expérience du fameux frisson musical n'est pas innée, mais s'est construite durant l'enfance grâce au renforcement de situations que nous avons pu trouver agréables ou satisfaisantes. Le jeune enfant entendant ses premières chansons ou comptines y associe des moments de bonheur qui contribuent probablement à renforcer la connexion entre son cerveau affectif et son cerveau perceptif. Manifestement, certains sujets adultes n'éprouvent pas ou peu d'émotions à l'écoute de musique, et cela sans anomalie neurologique claire qui pourrait l'expliquer.

 

Une des questions les plus passionnantes aujourd'hui est de savoir en quoi consiste ce lien entre notre perception des sons et la mise en action de nos émotions profondes. Il ne suffit pas d'entendre pour vibrer. Encore faut-il que la musique soit décodée ; que sa structure, sa mélodie et son rythme soient analysés à la fois par les parties de notre cerveau qui entendent et par celles qui décomposent, comparent la hauteur des sons, effectuent des rapprochements avec les mélodies déjà en mémoire. Ainsi, les sujets présentant une amusie congénitale (incapacité à distinguer la hauteur des sons) sont rarement « touchés » émotionnellement par la musique, car les difficultés qu'ils rencontrent généralement dans la perception de la hauteur sonore ne leur permettent pas, par exemple, de construire une représentation fidèle et distinctive des mélodies.

 

Voilà qui nous amène à distinguer au moins trois niveaux d'expression du plaisir musical. Au premier niveau se situe le plaisir primaire de l'expérience sonore. Les instruments de musique produisent des ondes sonores dont les vibrations stimulent l'ensemble du corps, en particulier les récepteurs tactiles de la peau, mais aussi les récepteurs internes des viscères. Cette expérience sensorielle physique et viscérale suffit à déclencher une émotion, même sans construction perceptive élaborée. Le deuxième niveau représente le fameux frisson musical, capacité à mettre en relation une expérience perceptive présente avec des représentations stockées en mémoire : tel morceau nous fera vibrer parce qu'il active des traces de mélodies en partie similaires, au moins par fragments, qui ont déjà été mémorisées et associées à des émotions. Ce plaisir est étroitement lié au décodage perceptif réalisé par le cortex auditif et à la mémoire des expériences déjà éprouvées en musique.

 

La chair de poule du mélomane

 

La musique entendue peut être alors familière, réminiscente de situations plaisantes qui permettent d'en anticiper le déroulement, ou bien totalement nouvelle – mais là encore notre cerveau forme des attentes en fonction de ce qu'il connaît, schémas ou scénarios possibles qu'il a déjà expérimentés dans d'autres situations d'écoute musicale.

 

Les situations d'attente sont particulièrement génératrices d'émotion et de plaisir, car on sait aujourd'hui que le circuit cérébral « de la récompense » libère de la dopamine non seulement lorsqu'il obtient une gratification, mais tout au long du processus d'attente – et y compris d'incertitude – qui le précède. Lorsque les attentes sont satisfaites, ou au contraire déjouées, le plaisir qui en découle peut déclencher « la chair de poule ». Ce deuxième niveau ne nécessite aucune expertise dans le domaine de la musique, mais il implique une imprégnation à cet art, et notamment des expériences musicales répétées pendant l'enfance.

 

Enfin, à un troisième niveau se développe le plaisir musical que nous pourrions qualifier de « plaisir de l'expert » ou du mélomane. De même principe que le frisson, et se confondant parfois avec lui, il naît de la satisfaction de décrypter la construction d'une pièce musicale, tout comme l'expert en peinture éprouve de l'intérêt et de l'émotion pour une œuvre « en rupture » ou techniquement exceptionnelle, dimensions qui ne sont pas accessibles sans une éducation formelle préalable. Ce plaisir esthétique est donc culturellement construit, et n'a rien à voir avec une transmission innée de l'émotion par la musique. Est-il du registre de l'émotion ? Pas nécessairement, mais il comporte certainement la possibilité d'une « récompense » au sens cérébral du terme. Bien évidemment, ces trois dimensions ne sont pas exclusives et l'auditeur d'un concert peut espérer faire l'expérience des trois simultanément. C'est d'ailleurs une des joies les plus rares qu'offre la musique : nous faire connaître simultanément l'émoi viscéral et les délices de l'intellect.

 

Hervé Platel et Sébastien Bohler

 

Hervé Platel est professeur de neuropsychologie à l'unité Inserm U1077 à l'Université de Caen.

 

Sébastien Bohler est rédacteur en chef de Cerveau & Psycho. Docteur en neurosciences.

 

 

 

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