Peste de 1720 : Mgr de Belsunce, héros de Marseille

                                                                                               

Entretien  avec Régis Bertrand

             

 Dans quel univers a grandi Henri de Belsunce ?

Il vient au monde en 1670, dans une grande famille protestante du sud-ouest français. Pour vous donner une idée de sa haute noblesse, il a pour oncle Lauzun, le célèbre courtisan de Louis XIV. Sa famille se convertit probablement quand il est adolescent, au moment de la révocation de l’Édit de Nantes. C’est une conversion totale : Henri adhère au catholicisme dans ses moindres détails. Un exemple frappant : son culte des reliques. Il les vénère avec ferveur et, quand il sera évêque, il en obtiendra un grand nombre du pape et d’autres prélats. Une dévotion inattendue !

 

 

-Sa conversion est si profonde qu’il entre dans les ordres…

En effet, après avoir été élève à Louis-le-Grand, il entre chez les Jésuites, alors que ses frères se lancent dans une carrière militaire, sur les pas de leurs ancêtres d’origine chevaleresque. Henri doit quitter la Compagnie de Jésus pour des raisons de santé. Il achève ses études dans la très modeste université de Cahors. Il est ordonné prêtre en 1703 et devient vicaire général d’Agen, c’est-à-dire qu’il assiste l’évêque du diocèse. Cette expérience va lui être très utile lorsqu’il sera nommé évêque de Marseille, à l’âge de trente-huit ans.

 

-Cette jeunesse suggère un fort caractère…

Très fort ! Il est d’une indomptable énergie. Les portraits montrent un personnage grand et plein de prestance. Dès son arrivée à Marseille, il multiplie les initiatives et visite assidûment son diocèse. Monseigneur de Belsunce est réputé excellent prédicateur. Envers ses amis, il se montre fidèle et ouvert d’esprit, déployant de grandes qualités sociales. Mais avec ses adversaires doctrinaux, il est capable d’une intransigeance et d’une violence rares. Les jansénistes de son diocèse, qu’il a combattus sans relâche, en savent quelque chose… Ses outrances et ses imprudences dans cette lutte lui vaudront même des ennuis avec le Parlement d’Aix !

 

-En 1720, un navire marchand apporte la peste à Marseille. Comment réagit Mgr de Belsunce dans ce contexte dramatique ?

Avec héroïsme ! Il réagit immédiatement comme le chef du diocèse, démontrant un sens de l’organisation et un courage incontestables. Sur le modèle de saint Charles Borromée, archevêque de Milan au XVIe siècle, il fait « le sacrifice de sa vie pour ses brebis ». Son action est triple. Primo, il assure la gestion des religieux du diocèse, c’est-à-dire qu’il remplace ceux qui ont fui ou sont morts, et établit une rotation permanente avec ceux qui restent. Secundo, il apporte un soutien matériel aux plus modestes, menacés par la misère à cause de la crise économique induite par l’épidémie. Pour les aider, il épuise ses revenus épiscopaux et sa fortune personnelle. Tertio, il dispense surtout un soutien spirituel aux malades : son principal souci est que les pestiférés ne meurent pas privés des derniers sacrements, ni en maudissant Dieu. Obnubilé par cette crainte, il parcourt sans relâche les quartiers contaminés de la ville, réconforte les malades et leur administre les sacrements. Plusieurs tableaux, comme celui réalisé de son vivant par le peintre marseillais Michel Serre, le représentent au milieu des cadavres et des agonisants, à la tête de sa petite équipe de clercs, donnant l’absolution à l’un, de la nourriture à l’autre…

 

-C’est assez inédit qu’un évêque s’expose ainsi ?

En temps d’épidémie, les évêques se mettaient ordinairement à l’abri, parce qu’en tant que chefs, ils estimaient ne pouvoir encourir le risque de mourir, et donc de priver le diocèse de sa tête en pleine crise. Mais suivant l’exemple de saint Charles Borromée, Monseigneur de Belsunce sort presque tous les jours, sans l’ombre d’une hésitation. Imaginez la surprise des Marseillais quand ils voient cet éminent personnage venir à eux ! Dans son journal, le père trinitaire Paul Giraud raconte combien les malades sont émus de le trouver à leur chevet, dans leur modeste maison ou dans la rue où beaucoup se traînent dans l’espoir d’être secourus.

 

-Malgré les risques pris, il ne contracte pas la maladie. Comment l’expliquer ?

Non, alors qu’un cinquième du clergé de Marseille périt de la peste, l’évêque traverse l’épidémie sans être frappé par la maladie. Pour lui, c’est sûr : il doit cette protection à sa croix pectorale, qui contient des reliques de la Vraie Croix, envoyées par le pape, et qu’il porte sur lui dès qu’il sort. Cet objet fut visible au musée du château Borély à Marseille jusqu’au début XXe siècle où il a été volé… Une autre explication peut être avancée : Monseigneur de Belsunce se protège physiquement de la peste sans le savoir. Entre sa perruque à la Louis XIV talquée tous les jours, sa soutane de taffetas, ses bas, ses chausses, ses souliers, il est couvert de la tête aux pieds ! Peu de risque d’être piqué par les puces, dont on ignore encore à cette époque qu’elles sont vectrices de peste. De plus, il mettait devant sa bouche et son nez un mouchoir imprégné de vinaigre, ne supportant pas la terrible puanteur des cadavres. Une sorte de masque avant l’heure ! A contrario, les capucins, qui se déplaçaient en sandales et simple robe de bure, sans masque, sont très touchés par la maladie.

 

-L’évêque continue-t-il d’organiser des événements religieux collectifs ?

L’épidémie est perçue comme une punition de Dieu. D’après Monseigneur de Belsunce, il s’agit même d’une punition contre les jansénistes… Plusieurs cérémonies d’intercession sont donc organisées pour apaiser sa colère : des processions dans la ville, des messes sous le porche des églises fermées… La plus grande audace de l’évêque est la consécration du diocèse au Sacré-Cœur de Jésus. Le 1er novembre 1720, jour de la Toussaint, il traverse Marseille pieds nus, sans mitre et corde au cou, comme l’avait fait saint Charles Borromée, pour montrer qu’il prend à sa charge tous les péchés de la ville. C’est une image très frappante dans la société d’ordre du XVIIIe siècle ! Sur le Cours, à cette époque l’équivalent marseillais des Champs-Elysées, il célèbre la messe devant une foule émue et place le diocèse sous la protection du Sacré-Cœur. Le mistral terrible qui soufflait le matin sur la ville se serait interrompu juste le temps de la cérémonie : Monseigneur de Belsunce y voit un signe de bénédiction divine.

 

-En quoi cet acte de consécration au Sacré-Cœur est-il audacieux ? 

Tout d’abord, parce qu’il brave les décisions des échevins, opposés aux grands rassemblements susceptibles de propager la peste. Mais aussi parce que la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, formée depuis moins d’un siècle par les eudistes, n’est pas encore entré dans les mœurs. Rome émet quelque réserve à l’égard de ce culte récent et surtout français. Sans parler des jansénistes qui rejettent en bloc ce qu’ils appellent avec mépris « une dévotion musculaire » ! La décision de consacrer un diocèse au Sacré-Cœur est donc sans précédent. Elle est probablement suggérée à Monseigneur de Belsunce par Anne-Madeleine Rémuzat, une visitandine marseillaise dont la cause en béatification est ouverte.

 

-La peste cesse-t-elle après cette cérémonie ? 

Elle décroît à partir de l’hiver, mais reprend au cours de l’année 1721, puis en avril 1722. Dans l’espoir de la faire cesser définitivement, Monseigneur de Belsunce obtient des échevins que la ville elle-même, et pas seulement le diocèse, soit placée sous la protection du Sacré-Cœur. Le 28 mai, les échevins font vœu d’assister à la messe du Sacré-Cœur et d’offrir un imposant cierge de quatre livres orné de l’écusson de Marseille. Ils promettent de renouveler ce geste chaque année. Peu après, l’épidémie ralentit, puis s’arrête.

 

-Le Vœu des échevins a-t-il été tenu ?

Oui, tous les ans depuis 1722, les autorités assistent à la messe du Sacré-Cœur. Le premier échevin, puis le maire, offre un cierge aux armes de la ville jusqu’à la IIIe République. À partir de 1878, c’est le président de la chambre de commerce ou son représentant qui prend le relais. Cette année, au vu des circonstances du Covid 19 qui redonnent tout son sens à ce geste, l’archevêque de Marseille, Monseigneur Aveline, a anticipé le tricentenaire de la consécration du diocèse au Sacré-Cœur et l’a solennellement renouvelée le jour des Rameaux.

 

-Que devient Monseigneur de Belsunce après la peste ? 

Il reste évêque de Marseille jusqu’à sa mort, en 1755, car il refuse les nominations prestigieuses proposées par le roi pour le récompenser : les archevêchés de Laon, puis Bordeaux. Il s’estime uni à jamais à son Église de Marseille. En tout, il aura passé quarante-cinq ans à la tête du diocèse. Un record ! À cause de son action héroïque pendant l’épidémie, il jouit d’une indiscutable popularité. Son enterrement est grandiose. Il dure une demi-journée et réunit près de 4000 personnes. En prévision du centenaire de sa mort, une imposante statue à son effigie est élevée en 1853 sur le Cours qui reçoit son nom cette année-là. Elle se trouve aujourd’hui à l’entrée de la Nouvelle Major. Les Marseillais la connaissent bien, même si la plupart font un contresens. Comme l’évêque est représenté les mains ouvertes, en signe d’offrande au Sacré-Cœur, ils pensent qu’il demande de l’argent. C’est un comble, quand on sait qu’il s’est ruiné en charités !

 

-Vous êtes l’auteur de la biographie Henri de Belsunce, l’évêque de la Peste de Marseille, à paraître à la fin de l’année. En quoi se démarque-t-elle des précédentes, datées du XIXe siècle ?

La première, écrite en 1854 par l’abbé de Pontchevron, n’est pas fiable. C’est un amalgame de recherches en bibliothèque et de souvenirs oraux, dont on ne sait pas très bien d’où ils sortent. La seconde, rédigée par Dom Bérengier en 1887, est une étude colossale en deux volumes, mais l’auteur prend pour argent comptant les légendes nées autour de Monseigneur de Belsunce. Il adhère totalement à son antijansénisme, d’autant plus que la IIIe République tend à réhabiliter ce courant d’opposition à la royauté. J’ai donc décidé d’écrire une nouvelle biographie, avec plus de recul historique et selon les méthodes universitaires. Pour ce travail, je me suis heurté à une difficulté de taille. Les archives abondent sur l’action de Monseigneur de Belsunce pendant la peste : nous avons sa correspondance, ses mandements, le journal de son intendant Goujon, etc. Mais pour son action dans le diocèse il nous manque les documents indispensables à l’étude d’un évêque de l’époque : ses sermons et ses visites pastorales. Heureusement, les jansénistes, se sont révélés être une source inespérée, car ils citent nombre de ses actes dans leurs publications, même s’il s’agit de données orientées, à manier avec une grande prudence critique !

 

Propos recueillis par Marie-Amélie Blin