Patients zéro : une histoire « par en bas » de la médecine
 

 

     Luc Perino, Marina Bellot   

 

Patient aspirant une vapeur médicamenteuse dans l'inhalatorium du docteur Arnold à Paris, Agence Rol, 1920 - source : Gallica-BnF


Dans son livre Patients zéro, le médecin Luc Perino propose une histoire inversée de la médecine à travers des récits qui redonnent toute leur place aux hasards, aux errances, aux échecs – et, surtout, aux patients.

RetroNews : Qu’est-ce qui vous a donné envie de renverser l'histoire de la médecine, d'écrire cette histoire « par en bas » ?

Luc Perino : Je m’intéresse à l'histoire et à l'épistémologie de la médecine depuis toujours. Or quand on lit les livres d’histoire de la médecine, on a l'impression que l’histoire est linéaire, que les progrès vont toujours dans le même sens, qu’il n’y a ni régression ni hasard, que les avancées sont le fruit de grands savants qui ont beaucoup réfléchi. Je me suis rendu compte qu’au contraire, bien souvent le hasard a contribué à l'histoire et que les patients y ont le premier rôle : ce sont eux qui ont initié la démarche diagnostique et pourtant on n’en parle pas, on oublie même leur nom.

J’ai eu cette idée il y  a très longtemps et chaque fois que je lisais des livres ou des articles sur la médecine je notais les histoires dans lesquelles le patient avait inauguré une réflexion, une analyse, une polémique, un diagnostic… J’en ai recueilli des centaines ! J’ai trouvé intéressant (et souvent amusant) de raconter l’histoire de leur point de vue.

Je revendique une rigueur scientifique, c’est ma formation et mon esprit - voilà pour mon côté austère. L’autre versant c'est que je suis d’une nature riante et que j’aime écrire des choses amusantes. Or je trouve qu’humour et rigueur scientifique se marient parfois très bien !


L'ouvrage s'ouvre sur le cas de Tan Tan, dont la rencontre avec un grand professeur donnera naissance à ce qu'on appellera "l'aire de Broca"...

Louis Victor Leborgne avait trente ans en 1840 lorsqu’il fut hospitalisé pour épilepsie. On l’avait mis dans la division de psychiatrie, parce que l’épilepsie était encore considérée comme empreinte de folie, et surtout parce que toute son expression verbale se résumait à la seule syllabe Tan - syllabe qui lui vaudra le surnom affectueux de Tan Tan de la part des infirmières du service.

Un jour, plus de vingt ans après son admission à l'hôpital, il est victime d’une gangrène. Un certain professeur, Paul Broca, anthropologue et chirurgien, le fait alors transférer dans son service. Alors qu'à l’époque on n'imaginait pas que les maladies psychiatriques pouvaient avoir une origine infectieuse, ce Monsieur Broca, qui était un humaniste complet, était pour sa part convaincu qu’il existait dans le cerveau des parties liées à certaines fonctions cognitives et psychologiques. Dès le lendemain de la mort de Tan Tan, en 1861, Broca dissèque son cerveau. Il trouve une lésion syphilitique du lobe frontal gauche, plus précisément au sein de la troisième circonvolution. Il fait immédiatement le lien avec son impossibilité de parler. La troisième circonvolution frontale de monsieur Leborgne deviendra l’aire de Broca. Ce nom résonnait mieux que celui de Tan Tan ou de Leborgne.

Mais la vraie raison de ce choix est ailleurs : on a choisi Broca parce que l’histoire de la médecine est ainsi faite : elle met la lumière sur les médecins et s’accoutume de l’anonymat des patients.

On apprend également dans votre livre que l’un des grands progrès de la médecine, l’anesthésie, fut découverte totalement fortuitement à travers une histoire savoureuse.

Tout commence au cirque, le 10 décembre 1844, dans le Connecticut : le professeur Colton, autoproclamé "maître du gaz hilarant", fait une grande démonstration des effets de ce gaz. À l’époque, les médecins qui se rendaient compte que la médecine ne leur permettait pas de gagner beaucoup d’argent utilisaient des produits médicaux pour faire des démonstrations de foire. Ce professeur Colton faisait suivre ses spectacles de conférences, également payantes, où il dissertait sur les effets physiologiques et psychiques de ce gaz. Mais, aussi dépourvu de perspicacité que ses prédécesseurs qui utilisaient l’éther, il n’avait pas découvert les véritables vertus du gaz hilarant.

Or ce jour-là, dans le public, se trouve un certain Horace Wells, un arracheur de dents qui aimerait réparer les dents avant de les arracher. Hélas, réparer une dent est plus long et plus douloureux que de l’arracher. Voyant un jeune homme sous l'effet du gaz hilarant se blesser profondément sans ressentir sur le moment aucune douleur, il comprendra, le premier, l'effet anesthésiant du gaz hilarant. S'ensuivront des querelles entre les différents découvreurs, puis entre le gaz hilarant et le chloroforme…

Cette histoire est révélatrice des deux excès de la médecine : d’un côté, les grands mandarins charlatans qui font fortune en détournant la science de son objet, et de l'autre de braves cliniciens de terrain qui gagnent mal leur vie et ont envie de faire progresser la science.


 L'histoire de l'hystérie est quant à elle tragique et révélatrice du machisme de la profession médicale de l'époque...

Les femmes ont été au cœur du sujet et les médecins se sont, en la matière, ridiculisés face à leurs patientes. Plus aucun médecin n’oserait prononcer le mot hystérie, qui évoque le machisme historique de leur profession. Ses divers symptômes ont, depuis, reçu le nom plus discret et plus exact de « troubles somatomorphes » (ou somatoformes), c’est-à-dire de troubles venant de l’esprit et se manifestant par un symptôme corporel de la sphère neurologique et sensorielle : douleur, paralysie, bégaiement, vertige, etc.

À l’époque, la médecine n’était pratiquée que par des hommes et attribuait donc l’hystérie uniquement à des femmes. Ces femmes présentaient de vrais symptômes, auxquels personne ne comprenait rien. Or une querelle très forte opposait la neurologie et la psychiatrie - du côté de la neurologie, on considérait qu'il n’était pas possible que des symptômes d’une ampleur telle que la paralysie ne puissent pas avoir de support organique, cérébral. Et comme on ne trouvait pas de support organique, les plus folles théories ont circulé. D'un point de vue clinique, cela a été un échec terrible puisque presque toutes les hystériques ont terminé cocaïnomanes, et qu'aucune n’a été guérie, même par les plus grands. En plus de cela, des relation suspectes sont nées entre certains médecins et leurs patientes, où le sexe et la sensualité n’étaient certainement pas absents.

Plus tard, Freud signifiera que l’hystérie n'est pas causée par une lésion organique mais est probablement liée à des violences sexuelles ou des viols subis dans l’enfance. Mais il étendra cette théorie à toutes les pathologies psychiques, à tort. 

Autre exemple dans lequel le hasard a permis une découverte scientifique majeure : le cas de Phineas Gage. 

En 1843, sur un chantier dans le Vermont, Phineas Gage est victime d'un terrible accident du travail : une barre en fer projetée à la vitesse d’un obus traverse verticalement sa joue gauche, fait exploser l’oeil, puis ressort au milieu de son crâne, juste derrière le front. Fait incroyable, Phineas guérit sans paralysie, sans grosses séquelles en dehors de la perte de son oeil droit. Mais cet homme serviable, honnête et paisible est devenu agressif, grossier et menteur.

Son histoire est la plus connue de tous les neurologues du monde entier et même du grand public, car elle a permis de comprendre les fonctions du lobe frontal : le lobe de l’humeur, de la morale, de l’empathie, de la socialisation. Rien que ça. 



 Vous racontez aussi l'histoire du petit Joseph Meister, sans qui Pasteur n'aurait peut-être jamais expérimenté son vaccin antirabique sur l'homme.

En France, Pasteur est un mythe. C’était évidemment un immense chercheur, un grand savant, mais aussi un homme doté d’un grand sens politique, qui avait compris que pour obtenir des subventions et pouvoir fonder un institut, il fallait passer à l’expérimentation humaine. Pasteur avait commencé ses recherches autour de la rage sur les chiens, mais était très loin de réussir chez l’humain. Il était entouré de médecins qui ne cessaient de lui dire de ne pas faire d’essais sur les hommes.

C’est le hasard de la rencontre avec la mère du petit Joseph Meister qui fait basculer le cours de choses : en 1885, la mère de cet enfant victime de 14 morsures de chien vient le trouver pour lui raconter l’histoire de Joseph avec ce qu’il faut d’émotion et de détermination. Elle en est convaincue : Pasteur va faire un miracle sur son fils. La première injection a lieu le soir du 6 juillet à 20 heures, environ soixante heures après les morsures. La seringue contient de la moelle de lapin enragé mort quinze jours auparavant. Joseph reçoit vingt et une piqûres en tout, deux par jour. Et le miracle est arrivé ! Le petit Joseph n'est pas mort.

Plusieurs médecins ont mis en doute le diagnostic de rage de Joseph Meister. Ce qui est certain, c'est qu'à partir de là, Pasteur a pu fonder l’institut Pasteur, dont la renommée ne se dément pas.


 -Luc Perino est médecin, diplômé de médecine tropicale et d'épidémiologie. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Patients zéro, Histoires inversées de la médecine, paru aux éditions La Découverte en 2021.