FABRIQUER DES SURDOUÉS GRÂCE À LA GÉNOMIQUE ?


       

                

                

La sélection des embryons portant les gènes d'une intelligence supérieure serait la base de la sélection des plus performants.

     

 

 

Et si la génomique permettait de localiser les gènes du très haut potentiel intellectuel ? C'est le projet démiurgique de chercheurs chinois... pour améliorer la population.

 

Michèle Carlier

 

 

  

Dans son ouvrage intitulé Hereditary Genius, Its law and conséquences (Le génie héréditaire, ses lois et ses conséquences), publié à Londres en 1869, l'anthropologue et statisticien Francis Galton n'émet guère de doute sur le fait que le génie soit héréditaire. On peut donc assez facilement produire une « race d'hommes très doués ». Il suffirait, écrit-il, d'organiser des mariages appropriés pendant plusieurs générations successives. Autrement dit, on pourrait sélectionner le génie, tout comme on a sélectionné des « races » de chevaux ou de chiens qui courent vite. Peut-on imaginer qu'en 2014 ce type de projet de société soit encore désiré ?

 

À l'époque, l'ouvrage a été plutôt bien reçu, y compris par des scientifiques. Ainsi, Galton reçut une lettre de félicitations de son petit-cousin Sir Charles Darwin (1809-1882), le « père » de la Théorie de l'évolution, même s'il ne partageait pas tous ses points de vue. Quant au naturaliste et biologiste Alfred Russel Wallace (1823-1823), considéré comme le codécouvreur de la Théorie de l'évolution, il publia un commentaire élogieux dans la revue scientifique Nature du 17 mars 1870. Dans sa conclusion, il admettait que le livre de Galton serait considéré comme une importante contribution à la science de la nature humaine. Mais Galton est aussi le créateur de l'eugénisme, c'est-à-dire de la « science » de l'amélioration de l'espèce humaine.

 

Quelques dizaines d'années plus tard, Lewis Madison Terman (1877-1956), psychologue américain connu pour son adaptation aux États-Unis du test d'intelligence conçu par les Français Alfred Binet et Théodore Simon, publie une étude sur des enfants surdoués : Genetic Studies of Genius. Mental and physical traits of a thousand gifted children (Études génétiques du génie. Trait mentaux et physiques de centaines d'enfants doués). Nous sommes en 1925. Le travail est énorme, surtout si l'on considère les moyens dont on dispose à l'époque. Environ 70 000 élèves ont été recrutés dans 95 écoles, pour repérer ceux ayant un niveau intellectuel très supérieur (QI au moins égal à 140, soit moins de deux pour cent de la population). L'échantillon est large : 643 enfants dans la version de 1925. Il grossira encore par la suite (1 528 dans la version de 1959). Les jeunes sont suivis par l'équipe américaine, et le livre connaîtra deux éditions ultérieures, en 1947 et en 1959, soit trois ans après la mort de Terman.

 

Si l'on peut féliciter Terman et ses collègues d'avoir mené à bien cette étude de grande ampleur étalée dans le temps, ses positions clairement eugénistes n'incitent guère à l'indulgence. En effet, dans les données qu'il recueille, rien ne permet de conclure au rôle de l'hérédité. Les seules informations à la disposition des chercheurs sont les réponses à une question sur une éventuelle « mauvaise hérédité » chez un parent, du côté maternel ou paternel, ou bien des deux côtés. Quand on sait qu'à l'époque on pensait que la tuberculose était une maladie héréditaire, on mesure la pauvreté des informations recueillies.

 

On peut donc s'étonner du titre de l'ouvrage, alors que le corps du texte reste plutôt prudent. Ainsi, le résumé des conclusions du dernier volume paru en 1959 déclare : « Bien qu'il y ait beaucoup d'exceptions à la règle, l'enfant doué typique est le produit d'une origine supérieure non seulement pour le fond culturel et éducationnel, mais aussi apparemment  pour l'hérédité ». Il faut attendre les années 1990 pour assister à un tournant radical dans la recherche des liens entre gènes et traits psychologiques. Grâce au programme « génome humain » qui va permettre d'établir la carte de gènes sur les chromosomes, les rêves les plus fous vont enfin pouvoir se réaliser – du moins c'est ce que pensent certains. Et parmi ces rêves, il en est un qui fascine : découvrir les gènes de l'intelligence – encore mieux, du génie. Trente ans plus tard, il faut bien reconnaître que cet espoir a été déçu. Si des centaines de gènes ont été mises en évidence pour la déficience intellectuelle, on n'a guère avancé du côté des « gènes du génie ».

 

Il est assez facile d'expliquer les raisons de l'échec. Notre génome comporte environ 22 000 gènes et un très grand nombre d'entre eux s'exprime dans le cerveau. Si un gène (ou quelques gènes) se présente sous une forme anormale (la protéine ne s'exprime pas comme il faut ou est absente) et si aucun mécanisme de compensation n'intervient, la mécanique biologique s'enraye. Notamment, certaines zones du cerveau ne se développent pas correctement, avec des conséquences parfois très graves ; de fait, des gènes ont pu être identifiés dans le cas de la déficience intellectuelle.

 

Mais les enfants à haut potentiel n'ont rien à voir avec les cas pathologiques qui pourraient s'expliquer par de tels dysfonctionnements. Comment repérer alors ce qui, dans leur patrimoine génétique, participerait à la construction d'un cerveau surdoué ?

 

Lorsqu'un caractère ou un trait (par exemple, la très haute intelligence) est très rare, la technique consiste à recruter un vaste échantillon de personnes présentant ce caractère et à en analyser le génome.

 

Les gènes du génie

 

C'est le projet Einstein initié aux États-Unis par le multimillionnaire Jonathan Rothberg et le physicien Max Tegmark de l'Institut de technologie du Massachusetts, MIT. Le but est de séquencer le génome de 400 des mathématiciens et physiciens théoriciens les plus brillants des États-Unis, pour détecter des traces de leur génie dans la double hélice de leur ADN. À noter que dans un entretien publié en 2013 dans la revue scientifique Nature, J. Rothberg affirme que, selon lui, les résultats de l'étude ne pourront pas être utilisés dans la sélection des bébés dans la mesure où les éventuels gènes découverts seront trop rares.

 

Ce point de vue n'est pas partagé par tous, notamment pas par les chercheurs de l'Institut de génomique de Pékin, devenu BGI-Shenzhen depuis que l'Institut s'est installé à Shenzhen. Cet organisme fondé en 1997 est actuellement le plus grand institut de génétique au monde. Ses ambitions sont multiples, ses budgets énormes et sa stratégie de communication très agressive (en témoignent par exemple les multiples courriers non désirés de type spam envoyés à la communauté scientifique). En quelques années, cet institut a connu un développement spectaculaire en Chine, se dotant d'un réservoir de plus de 4 000 chercheurs et acquérant la possibilité de séquencer plus de 50 000 génomes par an… Il a lancé des filiales aux États-Unis (Cambridge, Massachusetts) et en Europe (le siège est à Copenhague). Il possède le plus grand nombre de machines à séquencer l'ADN du monde et vient de racheter la firme californienne Complete Genomic. BGI a connu des succès depuis sa création et a publié dans des revues prestigieuses, telles que Nature ou Science. En ce qui concerne l'espèce humaine, parmi les projets de l'Institut de génomique de Pékin, on note le séquençage du génome d'un million d'êtres humains afin d'établir des références pour les études génétiques futures.

 

Une étude lancée en 2012 a particulièrement retenu l'attention du public. Elle porte sur les gènes du génie (on préfère aujourd'hui parler de hauts potentiels que de génies). Le sujet en soi n'a rien d'étonnant – d'autres équipes sont impliquées dans ce type de recherche –, mais ce sont plutôt les attentes des chercheurs qui inquiètent. L'étude du BGI porte sur des jeunes qui font preuve de capacités exceptionnelles en mathématiques. Ils sont recrutés en Chine et aux États-Unis. L'objectif est d'en repérer dans un premier temps 10 000 dans chaque pays. Ensuite on va chercher si certains gènes ou plutôt certaines formes – ou allèles – de ces gènes sont associés, de façon significative, aux scores très élevés en mathématiques.

 

Compte tenu de ce que l'on sait déjà sur le sujet, et tout particulièrement des échecs répétés en la matière, on s'étonne de l'optimisme dont fait preuve l'équipe de l'Institut de Shenzen. En effet, à ce jour il n'existe aucune donnée fiable concernant les liens entre haut potentiel et gènes. On peut certes arguer que cela est principalement dû au fait que les effectifs étudiés jusqu'à présent étaient trop peu nombreux, surtout quand il s'agissait de scores d'intelligence très élevés. Mais on sait aussi que s'il existe des gènes liés aux très hauts scores – et après tout pourquoi pas – chacun d'eux n'expliquerait qu'une très faible part des scores, et ils seront donc très difficiles à détecter. Les choses se compliquent encore si l'on se rappelle que la connaissance d'un gène ne suffit pas à expliquer un caractère ou un comportement, d'autres mécanismes modifiant notamment son expression en fonction de l'environnement, comme l'ont récemment montré les nombreux résultats indiquant le rôle de l'épigénétique, c'est-à-dire précisément de l'environnement.

 

L'eugénisme chinois dans les faits

 

Mais ce qui est inquiétant et même terrifiant, c'est la position d'un des membres du Laboratoire de génomique cognitive de l'Institut de génomique de Pékin : Steve Hsu. Ce physicien de l'Université de l'Oregon (États-Unis) rêve que « grâce au séquençage, on contrôlera beaucoup mieux les types de personnes qui naîtront à l'avenir ». Ces propos sont tenus dans le film de la réalisatrice Bregtje van der Haak Contrôler le génome : une ambition sans limite, sorti en 2013. Malgré nos recherches, nous n'en avons pas trouvé de traces écrites. Nous espérons donc qu'il s'agit d'une phrase prononcée sans réfléchir. Imaginons que cela ne soit pas le cas. Quelle femme accepterait qu'on lui prélève de nombreux ovules (donc en plusieurs fois) pour avoir la possibilité de choisir «  le meilleur  embryon » ? En outre, si l'on trouvait (enfin !) des « gènes du génie », on aboutirait à des résultats statistiques qui auraient peu de valeur au niveau individuel.

 

Mais on peut craindre que Steve Hsu ne soit pas le seul à imaginer une politique de sélection des humains. Si l'on s'en tient à l'analyse du psychologue américain Geoffrey Miller intitulée L'eugénisme chinois, publiée récemment sur le site Edge.org, S. Hsu n'est que l'expression occasionnelle d'une pensée plus largement diffusée. Geoffrey Miller, spécialiste des liens entre psychologie et évolution, rappelle que la pensée eugénique fait partie du bagage culturel de la Chine. C'est bien de cela qu'il s'agit puisqu'en 1995, il existait une « loi eugénique » qui aurait été renommée, sous la pression de puissances occidentales, « loi sur la santé maternelle et infantile ». Il est hautement probable que le contenu en soit resté le même. Toujours selon G. Miller, le fait que la Chine possède l'outil le plus performant en génétique devrait permettre de mettre sur pied à brève échéance un programme eugénique qui augmenterait rapidement le niveau intellectuel de la nation chinoise. Il « suffirait » pour cela de recourir à la fécondation in vitro et à la sélection des embryons présentant les meilleures garanties génétiques d'intelligence, et ce chez toutes les femmes en âge de se reproduire. Pour choisir le « meilleur » embryon, il faudrait disposer du plus grand nombre d'ovules possible, sachant qu'une femme féconde en produirait en moyenne 480 entre 13 et 50 ans !

 

Ni éthique ni scientifique

 

Et pour quel résultat, quand on connaît la complexité des mécanismes qui vont de la présence d'un gène (d'un allèle) à son expression phénotypique ? Dans ces rêves fous, on se croirait revenu au « bon vieux temps », où la croyance en l'hérédité de l'intelligence était le moteur de politiques de restriction de l'immigration et/ou de stérilisations forcées dans de nombreux pays occidentaux, comme l'a notamment analysé le généticien Pierre Roubertoux dans un chapitre intitulé Au nom de la science de son ouvrage publié en 2004.