DE LA CONNERIE DANS LE CERVEAU


 


Pierre Lemarquis

Neurologue et essayiste.

 

 

 

 Lorsque Jean-François Marmion m’a demandé si je serais éventuellement intéressé par la rédaction d’un article sur la place de la connerie dans le cerveau, j’étais, je l’avoue, très enthousiaste. J’acceptais immédiatement, sans très bien savoir pourquoi. Certes, au début, j’avais mal compris et pensais qu’il fallait parler des premiers James Bond et du Nom de la Rose. Certes, quand j’eus mieux saisi l’importance du sujet, il y avait les somptueux honoraires promis et l’honneur de figurer chez un éditeur prestigieux. Et puis, un défi à relever : ma devise étant celle de Mark Twain, «  Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait  », je me trouvais soudain confronté aux Tontons Flingueurs d’Audiard  : «  Les cons ça ose tout  ! C’est même à ça qu’on les reconnaît.  » Il me fallut rapidement déchanter car aucun laboratoire de recherche en neurosciences digne de ce nom ne semble s’atteler à ce phénomène pourtant capital et au cœur de notre existence quotidienne. Il fallait innover. Je constatai tout d’abord que mon enthousiasme initial était très communicatif, ce qui constituait un indice éthologique crucial dans ma quête de vérité ! De plus, quelques souvenirs de neurosciences et de saines lectures pouvaient en fournir les bases. Enfin, une image, insoutenable, que même Lacan, qui possédait l’original dans sa salle de bains, recouvrait d’un cache surréaliste coulissant  : il s’agissait de la reproduction d’une célèbre peinture de Courbet, dévoilant un tronc de femme nue, étalant passivement au premier plan son sexe, son «  con  », et qui se nomme, vous l’avez reconnue, L’Origine du monde. «  Et maintenant je vais vous faire voir quelque chose d’extraordinaire  » déclarait laconiquement le psychanalyste en découvrant l’œuvre à ses prestigieux invités, de Lévi-Strauss à Picasso en passant par Marguerite Duras, observant leur fascination à la dérobée… Nous sommes tous de grands prématurés pour des raisons d’anatomie du bassin féminin et devrions normalement rester au moins   15   mois de plus au chaud avant d’être jetés au monde. Ceci nous expose à des stress précoces qui pourront nous marquer à vie, même si nous les avons oubliés. Notre cerveau a de même évolué trop vite et souffre de plusieurs guerres intestines et autres conflits d’intérêts qui expliquent nos fréquentes difficultés à prendre une décision… le plus souvent la mauvaise !

 

Guerre nord/ sud :

 

 En théorie, le fonctionnement de notre cerveau est simple. Il ressemble à la toile du Titien sur l’allégorie de la prudence. On y voit trois têtes à chacun des âges de la vie. Le peintre représente le vieillard, il est accompagné de son fils et de son petit-fils adoptif avec le texte suivant : «  Informé du passé le présent agit avec prudence pour ne pas avoir à rougir de ses actions dans le futur  ». Notre cerveau se comporte comme une machine à prévoir l’avenir et son but est de nous maintenir en vie en s’adaptant aux circonstances, témoignage de sa flexibilité. Sa partie postérieure capte et décode les informations apportées par les sens, il les confronte ensuite à ce qu’il a emmagasiné comme souvenirs et propose, avec son beau lobe frontal, la meilleure attitude à adopter. C’est la proue de notre navire neuronal qui nous permet d’aller de l’avant, et son hypertrophie nous distingue des animaux et de nos ancêtres au front fuyant : elle nous oriente vers la meilleure action à envisager sur le monde pour assurer notre avenir, grâce aux fonctions dites «  exécutives  ». C’est la partie de notre cerveau dédiée à Apollon, la plus rationnelle, sage et mesurée, le cerveau sec. Mais la vie serait bien ennuyeuse si le lobe frontal dictait toujours notre conduite, et un ordinateur pourrait bien vite remplacer notre auguste cervelle. Turing le logicien, qui s’intéressait aux probabilités et rêvait déjà de créer un cerveau artificiel, n’a-t-il pas inventé en chemin le langage informatique ? Mais Dionysos veille et occupe des zones cérébrales anciennes et souterraines, les circuits du plaisir et de la récompense, cerveau humide et hormonal qui nous donne envie de vivre, cheval fou dont les buts ne s’accordent pas toujours avec ceux du cavalier facilement désarçonné qui tente de le maîtriser : des souris et des hommes sont morts en s’auto-stimulant frénétiquement ces circuits addictifs sans qui la vie serait une erreur. Nous ne citerons pas d’exemple et ne ferons pas de publicité pour une célèbre chaîne hôtelière, mais nombre d’individus dont personne ne mettra en doute les exceptionnelles capacités intellectuelles ont un jour succombé à leurs pulsions, ruinant leur carrière prometteuse en un bref instant de plaisir dérobé, qu’il s’agisse de sexe ou d’argent, en se comportant comme des cons.

 

 Notre cerveau : Thatcher contre le Che 

 

Guerre est/ ouest :

 

Un autre conflit ruine les maigres capacités de notre cerveau, sa duplicité. Il se trouve en effet nanti de deux hémisphères, pourtant connectés : or ces faux jumeaux ne s’accordent en rien. Le gauche est de droite, conservateur, calculateur. Monopolisant la parole, il n’explore que la moitié du monde, la droite bien entendue, et si son alter ego, l’hémisphère droit, rend l’âme, il révèle sa vraie nature, néglige ce qui est dans son champ visuel gauche, se cogne aux portes, ne mange que la moitié située à droite des aliments dans son assiette, ne dessine que sur la moitié droite de la feuille de papier, confirmant l’étroitesse de sa vision. Dépourvu de rêve et de poésie, cette fourmi ne comprend pas les métaphores et cherche à tout rationaliser  : elle voit des constellations dans un groupement d’étoiles, recherche des répétitions, des codes et des martingales dans des phénomènes aléatoires auxquels elle veut donner du sens pour se rassurer, pouvoir les expliquer dans l’espoir de les contrôler, assoir son hégémonie, aller jusqu’aux sacrifices humains pour contenter un Grand Horloger. Mais son plus grand crime est de constamment brider l’autre hémisphère, son demi-frère, le droit, le révolutionnaire, le poète, celui qui est de gauche, la cigale qui comprend toutes les mélodies, associe un visage aux paroles entendues, celui qui a une vision holistique du monde qu’il apprécie dans sa globalité mais ne sait pas tenir un budget ni aligner deux mots. Thatcher contre le Che  ? Voilà notre gouvernement peuplé d’extrémistes censés se compléter harmonieusement mais qui se tiraillent et peinent à nous donner une ligne décisionnelle clairement définie !

 

Les cons sont toxiques et il faut s’en préserver

 

Nous sommes donc tous des cons en puissance. Mais certains courent plus de risques que d’autres : le lobe frontal, qui gendarme notre cerveau en tentant de réprimer ses conflits, n’est pleinement opérationnel qu’à partir de l’âge adulte, ce qui laisse tout loisir aux plus jeunes d’entre nous d’extérioriser leurs pulsions et leurs faiblesses, quitte à passer pour des p’tits cons. La sclérose cérébrale, guettant rapidement toute personne oisive qui ne s’astreint pas à une vie culturelle ou sociale active, prédispose, si l’on échappe à l’Alzheimer, à devenir un vieux con, même si le grand connaisseur Georges Brassens estime pour sa part que «  le temps ne fait rien à l’affaire 1  ».

 

Le niveau intellectuel par contre n’est pas discriminatif, et la connerie sévit autant chez les Nobel et autres membres de l’Institut que dans les propos de votre compagnon de comptoir. Dans l’excellent film de Michel Hazanavicius, Le Redoutable, on assiste à la transformation du génial «  Wolfgang Amadeus  » Godard en ce qui peut passer pour de la connerie prétentieuse et hermétique. La scène se passe dans une villa cossue de la côte d’Azur en mai   1968   et le réalisateur de la nouvelle vague vient, par son agitation, de contribuer à l’interruption prématurée du festival de Cannes. Défenseur du peuple, le révolutionnaire reproche à sa compagne son bronzage de bourgeoise en vacances et explique à ses amis médusés son projet d’un cinéma totalement épuré sans scénario, sans vedette ni artifice. Alors qu’un de ses proches ajoute, perfide, «  et sans spectateurs !  », le génie est confronté au bon sens du jardinier de la villa (qu’il n’a pas salué) qui lui dit avec candeur qu’il aime aller au cinéma le dimanche pour y prendre du plaisir, s’émerveiller et se distraire. Dans son ouvrage lumineux écrit en une seule soirée sous un pseudonyme, l’économiste italien Carlo Maria Cipolla nous explique Les Lois fondamentales de la stupidité humaine. Schémas à l’appui, il nous montre l’extrême danger de la stupidité : toute transaction avec un con vous mène conjointement au naufrage ! Un accord entre deux personnes intelligentes est productif pour les deux parties ; un bandit vous vole mais s’avère moins dangereux qu’un con car ce dernier vous entraîne avec lui dans sa spirale délétère : il scie la branche sur laquelle votre accord vous a conjointement placés. Il est donc essentiel de les reconnaître avant d’en arriver à de telles extrémités. Mais l’opération est extrêmement périlleuse ! Pour tenter d’éviter les redoutables conséquences de la connerie, le sociologue Christian Morel donne quelques pistes dans ses ouvrages sur les décisions absurdes  : constituer une équipe d’experts qui se respectent plutôt qu’un groupe soumis à un chef, l’effacement de la structure hiérarchique ou une hiérarchie alternante, la valorisation de la fonction d’avocat du diable permettant la procédure contradictoire qui stimule l’examen critique et freine le conformisme, donner du temps au temps  : bref, en quelque sorte, la démocratie dont personne (ou moins de   50  % de la population) ne doute des qualités décisionnelles de ses représentants. Mais comment au départ être rassuré sur son propre sort ? «  Qu’on soit con ou pas con on est toujours le con de quelqu’un  » avertit Pierre Perret, mais se poser la question est bon signe, c’est être capable d’introspection, donc d’autocritique, ce qui témoigne de capacités cognitives élaborées. Moins on a de connaissances, plus on a de convictions, nous dit Boris Cyrulnik. La réciproque est tout aussi pertinente : plus on a de connaissances et plus on a de doutes. Plus on a de souvenirs emmagasinés et plus notre cerveau disposera d’éléments pour agir avec prudence et compétence. En cherchant bien, comme le proclame l’auteur du Zizi, « … on est rassuré à chaqu’ fois Qu’on trouv’ toujours plus con que soi  ».

 

De la nécessité des cons : éloge de la connerie 

 

La solution du problème est certainement là ! À la question «  Où se situe la connerie dans le cerveau  », la réponse est : dans le cerveau de celui qui affuble son semblable d’un tel qualificatif. La connerie est manifestement nécessaire sur le plan évolutif, sinon une telle tare aurait disparu depuis longtemps ! Loin s’en faut puisque, de l’avis général, les cons pullulent et se reproduisent plus vite que des lapins. Mais comment peuvent-ils échapper à la sélection naturelle en étant si peu équipés ? Il faut se résoudre à l’évidence : Le con, malgré sa dangerosité, est absolument nécessaire à la survie d’une société qui les chouchoute et dont ils constituent le ciment !

 

Notre cerveau est un cerveau social : traiter quelqu’un de con, c’est le pointer du doigt et l’enfermer dans une étiquette. C’est prouver que l’on est capable de détecter cette tare, ce qui n’est pas toujours aisé avec certitude à première vue, nous l’avons constaté, et que l’on n’en souffre pas. C’est montrer sa perspicacité, ce qui fait toujours plaisir à l’ego, et nous place au-dessus de la victime désignée. En général peu de gens vous contrediront et vous confirmerez ainsi votre ascendance à l’échelle d’un groupe qui partagera votre avis, plutôt que de s’y opposer, économisant le coûteux fonctionnement de leur cerveau en ne le gardant qu’en mode miroir. Ils désigneront avec vous la victime expiatoire en se moquant et les rires gras vous souderont. Vous serez confirmé en tant que leader d’une communauté supérieure qui sait tracer une frontière nette la démarquant de la famille des cons. Votre expertise s’étendra bien vite à d’autres domaines. Vous serez écouté et l’on suivra vos conseils, mieux, on vous obéira ! Les pauv’cons n’auront alors qu’à se casser ou à bien se tenir. Ils devront se soumettre et accepter les gausseries afin de remplir leur rôle fondamental de bouc émissaire. Oseront-ils chanter Brassens en sourdine «  Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on/ Est plus de quatre on est une bande de cons…  »  ? Prendront-ils le risque d’épingler en secret votre photo et celles de vos alter ego sur un mur dédié pour se soulager à leur tour, risquant à tout instant la dénonciation et les menaces par ceux-là mêmes qui les ont stigmatisés ? Pris de mégalomanie le Roi voudra bientôt garder sa couronne, étendre son pouvoir et régnera sans partage sur les manants qui l’ont placé sur le trône, les exploitant légitimement puisqu’ils sont trop cons. Et, toujours selon Brassens, il y a peu de chances qu’on le détrône !

 

 Qu’on soit con ou pas con on est toujours le con de quelqu’un

 

Pierre Perret

 

Une transposition moderne de l’œuvre de Courbet se nomme «  après la création  » et situe donc la toile après l’acte sexuel : une nouvelle vie vient d’être engendrée par l’entremise d’un «  con  ». La toile renvoie à la fresque de la création d’Adam vue par Michel-Ange sur la voûte de la chapelle Sixtine. Dieu fait l’homme à son image et le pointe avec son index, mais Adam fait le même geste et désigne (ou invente) pareillement son créateur. Michel-Ange a donné à Dieu la forme d’un cerveau qui se trouve ainsi braqué par l’index du premier homme. Ce dernier tente-t-il de répondre à la question de Jean-François Marmion ? Le Créateur et sa créature se traitent-ils mutuellement de cons ? Albert Camus en écrit implacablement la légende dans Le Mythe de Sisyphe : «  Ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal, ou nous sommes libres et responsables, mais Dieu n’est pas tout-puissant.  » À vous d’en tirer les conclusions transposées à notre propos ! Et c’est ainsi que j’ai compris mon enthousiasme, celui de mon entourage et l’exultation de tous ceux à qui j’ai parlé de cette proposition de contribution ! À défaut d’études scientifiques de haute volée et sans le savoir, leurs rires (pourtant interdits par le vénérable Jorge de Burgos, bibliothécaire du Nom de la Rose 2) m’ont donné la clé de l’origine du monde et je les en remercie du fond du cœur. Bande de c…!

 

 

 

1   Un article récent, pourtant de qualité, est volontairement mis à l’index par la communauté des neurologues, en particulier celle des hospitalo-universitaires. Il y est écrit et démontré que prendre précocement sa retraite expose à   15  % de risques supplémentaires de contracter la maladie d’Alzheimer. Par solidarité je n’en citerai pas les sources de peur qu’elles ne soient dévoyées et mal interprétées par le ministère d’Agnès Buzyn.

 

 2   Quelqu’un pourrait-il me rappeler le nom de cet acteur célèbre qui joue le rôle de Guillaume de Baskerville dans ce film et a aussi tenu le rôle de James Bond à ses débuts  ?