CECI TUERA CELA (VICTOR HUGO / NOTRE DAME DE PARIS / LIVRE V / CH. 2)

CECI TUERA CELA (VICTOR HUGO / NOTRE DAME DE PARIS / LIVRE V / CH. 2)

Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice.

         


Nos lectrices nous pardonneront de nous arrêter un moment pour chercher quelle pouvait être la pensée qui se dérobait sous ces paroles énigmatiques de l’archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice.

 

À notre sens, cette pensée avait deux faces. C’était d’abord une pensée de prêtre. C’était l’effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l’imprimerie. C’était l’épouvante et l’éblouissement de l’homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C’était la chaire et le manuscrit, la parole parlée et la parole écrite, s’alarmant de la parole imprimée ; quelque chose de pareil à la stupeur d’un passereau qui verrait l’ange Légion ouvrir ses six millions d’ailes. C’était le cri du prophète qui entend déjà bruire et fourmiller l’humanité émancipée, qui voit dans l’avenir l’intelligence saper la foi, l’opinion détrôner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensée humaine, volatilisée par la presse, s’évaporer du récipient théocratique. Terreur du soldat qui examine le bélier d’airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu’une puissance allait succéder à une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l’église.

 

Mais sous cette pensée, la première et la plus simple sans doute, il y en avait à notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la première moins facile à apercevoir et plus facile à contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prêtre seulement, mais du savant et de l’artiste. C’était pressentiment que la pensée humaine en changeant de forme allait changer de mode d’expression, que l’idée capitale de chaque génération ne s’écrirait plus avec la même matière et de la même façon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l’archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu’un art allait détrôner un autre art. Elle voulait dire : L’imprimerie tuera l’architecture.

   

En effet, depuis l’origine des choses jusqu’au quinzième siècle de l’ère chrétienne inclusivement, l’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement soit comme force, soit comme intelligence.

 

Quand la mémoire des premières races se sentit surchargée, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d’en per-dre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la façon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle à la fois. On scella chaque tradition sous un monument.

 

Les premiers monuments furent de simples quartiers de roche que le fer n’avait pas touchés, dit Moïse. L’architecture commença comme toute écriture. Elle fut d’abord alphabet. On plantait une pierre debout, et c’était une lettre, et chaque lettre était un hiéroglyphe, et sur chaque hiéroglyphe reposait un groupe d’idées comme le chapiteau sur la colonne. Ainsi firent les premières races, partout, au même moment, sur la surface du monde entier. On retrouve la pierre levée des Celtes dans la Sibérie d’Asie, dans les pampas d’Amérique.

 

Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre à la pierre, on accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons. Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus étrusque, le galgal hébreu, sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois même, quand on avait beaucoup de pierres et une vaste plage, on écrivait une phrase. L’immense entassement de Karnac est déjà une formule tout entière.

   

Enfin on fit des livres. Les traditions avaient enfanté des symboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l’arbre sous son feuillage ; tous ces symboles, auxquels l’humanité avait foi, allaient croissant, se multipliant, se croisant, se compliquant de plus en plus ; les premiers monuments ne suffisaient plus à les contenir ; ils en étaient débordés de toutes parts ; à peine ces monuments exprimaient-ils encore la tradition primitive, comme eux simple, nue et gisante sur le sol. Le symbole avait besoin de s’épanouir dans l’édifice. L’architecture alors se développa avec la pensée humaine ; elle devint géante à mille têtes et à mille bras, et fixa sous une forme éternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. Tandis que Dédale, qui est la force, mesurait, tandis qu’Orphée, qui est l’intelligence, chantait, le pilier qui est une lettre, l’arcade qui est une syllabe, la pyramide qui est un mot, mis en mouvement à la fois par une loi de géométrie et par une loi de poésie, se groupaient, se combinaient, s’amalgamaient, descendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s’étageaient dans le ciel, jusqu’à ce qu’ils eussent écrit, sous la dictée de l’idée générale d’une époque, ces livres merveilleux qui étaient aussi de mer-veilleux édifices : la pagode d’Eklinga, le Rhamseïon d’Égypte, le temple de Salomon.

 

L’idée mère, le verbe, n’était pas seulement au fond de tous ces édifices, mais encore dans la forme. Le temple de Salomon, par exemple, n’était point simplement la reliure du livre saint, il était le livre saint lui-même. Sur chacune de ses enceintes concentriques les prêtres pouvaient lire le verbe traduit et manifesté aux yeux, et ils suivaient ainsi ses transformations de sanctuaire en sanctuaire jusqu’à ce qu’ils le saisissent dans son dernier tabernacle sous sa forme la plus concrète qui était encore de l’architecture : l’arche. Ainsi le verbe était enfermé dans l’édifice, mais son image était sur son enveloppe comme la fi-gure humaine sur le cercueil d’une momie.

   

Et non seulement la forme des édifices mais encore l’emplacement qu’ils se choisissaient révélait la pensée qu’ils représentaient. Selon que le symbole à exprimer était gracieux ou sombre, la Grèce couronnait ses montagnes d’un temple harmonieux à l’œil, l’Inde éventrait les siennes pour y ciseler ces difformes pagodes souterraines portées par de gigantesques rangées d’éléphants de granit.

 

Ainsi, durant les six mille premières années du monde, depuis la pagode la plus immémoriale de l’Hindoustan jusqu’à la cathédrale de Cologne, l’architecture a été la grande écriture du genre humain. Et cela est tellement vrai que non seulement tout symbole religieux, mais encore toute pensée humaine a sa page dans ce livre immense et son monument.

 

Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. Cette loi de la liberté succédant à l’unité est écrite dans l’architecture. Car, insistons sur ce point, il ne faut pas croire que la maçonnerie ne soit puissante qu’à édifier le temple, qu’à exprimer le mythe et le symbolisme sacerdotal, qu’à transcrire en hiéroglyphes sur ses pages de pierre les tables mystérieuses de la loi. S’il en était ainsi, comme il arrive dans toute société humaine un moment où le symbole sacré s’use et s’oblitère sous la libre pensée, où l’homme se dérobe au prêtre, où l’excroissance des philosophies et des systèmes ronge la face de la religion, l’architecture ne pourrait reproduire ce nouvel état de l’esprit humain, ses feuillets, chargés au recto, seraient vides au verso, son œuvre serait tronquée, son livre serait incomplet. Mais non.

   

Prenons pour exemple le moyen âge, où nous voyons plus clair parce qu’il est plus près de nous. Durant sa première période, tandis que la théocratie organise l’Europe, tandis que le Vatican rallie et reclasse autour de lui les éléments d’une Rome faite avec la Rome qui gît écroulée autour du Capitole, tandis que le christianisme s’en va recherchant dans les décombres de la civilisation antérieure tous les étages de la société et rebâtit avec ces ruines un nouvel univers hiérarchique dont le sacerdoce est la clef de voûte, on entend sourdre d’abord dans ce chaos, puis on voit peu à peu sous le souffle du christianisme, sous la main des barbares, surgir des déblais des architectures mortes, grecque et romaine, cette mystérieuse architecture romane, sœur des maçonneries théocratiques de l’Égypte et de l’Inde, emblème inaltérable du catholicisme pur, immuable hiéroglyphe de l’unité papale. Toute la pensée d’alors est écrite en effet dans ce sombre style roman. On y sent partout l’autorité, l’unité, l’impénétrable, l’absolu, Grégoire VII ; partout le prêtre, jamais l’homme ; partout la caste, jamais le peuple. Mais les croisades arrivent. C’est un grand mouvement populaire ; et tout grand mouvement populaire, quels qu’en soient la cause et le but, dégage toujours de son dernier précipité l’esprit de liberté. Des nouveautés vont se faire jour. Voici que s’ouvre la période orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. L’autorité s’ébranle, l’unité se bifurque. La féodalité demande à partager avec la théocratie, en attendant le peuple qui surviendra inévitablement et qui se fera, comme toujours, la part du lion. Quia nominor leo. La seigneurie perce donc sous le sacerdoce, la commune sous la seigneurie. La face de l’Europe est changée. Eh bien ! la face de l’architecture est changée aussi. Comme la civilisation, elle a tourné la page, et l’esprit nouveau des temps la trouve prête à écrire sous sa dictée. Elle est revenue des croisades avec l’ogive, comme les nations avec la liberté. Alors, tandis que Rome se démembre peu à peu, l’architecture romane meurt. L’hiéroglyphe déserte la cathédrale et s’en va blasonner le donjon pour faire un prestige à la féodalité. La cathédrale elle-même, cet édifice autrefois si dogmatique, envahie désormais par la bourgeoisie, par la commune, par la liberté, échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l’artiste. L’artiste la bâtit à sa guise. Adieu le mystère, le mythe, la loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le prêtre ait sa basilique et son autel, il n’a rien à dire. Les quatre murs sont à l’artiste. Le livre architectural n’appartient plus au sacerdoce, à la religion, à Rome ; il est à l’imagination, à la poésie, au peuple. De là les transformations rapides et innombrables de cette architecture qui n’a que trois siècles, si frappantes après l’immobilité stagnante de l’architecture romane qui en a six ou sept. L’art cependant marche à pas de géant. Le génie et l’originalité populaires font la besogne que faisaient les évêques. Chaque race écrit en passant sa ligne sur le livre ; elle rature les vieux hiéroglyphes romans sur le frontispice des cathédrales, et c’est tout au plus si l’on voit encore le dogme percer çà et là sous le nouveau symbole qu’elle y dépose. La draperie populaire laisse à peine deviner l’ossement religieux. On ne saurait se faire une idée des licences que prennent alors les architectes, même envers l’église. Ce sont des chapiteaux tricotés de moines et de nonnes honteusement accouplés, comme à la salle des Cheminées du Palais de Justice à Paris. C’est l’aventure de Noé sculptée en toutes lettres comme sous le grand portail de Bourges. C’est un moine bachique à oreilles d’âne et le verre en main riant au nez de toute une communauté, comme sur le lavabo de l’abbaye de Bocherville. Il existe à cette époque, pour la pensée écrite en pierre, un privilège tout à fait comparable à notre liberté actuelle de la presse. C’est la liberté de l’architecture.

   

Cette liberté va très loin. Quelquefois un portail, une façade, une église tout entière présente un sens symbolique absolument étranger au culte, ou même hostile à l’église. Dès le treizième siècle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au quinzième, ont écrit de ces pages séditieuses. Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute une église d’opposition.

   

La pensée alors n’était libre que de cette façon, aussi ne s’écrivait-elle tout entière que sur ces livres qu’on appelait édifices. Sans cette forme édifice, elle se serait vue brûler en place publique par la main du bourreau sous la forme manuscrit, si elle avait été assez imprudente pour s’y risquer. La pensée portail d’église eût assisté au supplice de la pensée livre. Aussi n’ayant que cette voie, la maçonnerie, pour se faire jour, elle s’y précipitait de toutes parts. De là l’immense quantité de cathédrales qui ont couvert l’Europe, nombre si prodigieux qu’on y croit à peine, même après l’avoir vérifié. Toutes les forces matérielles, toutes les forces intellectuelles de la société convergèrent au même point : l’architecture. De cette manière, sous prétexte de bâtir des églises à Dieu, l’art se développait dans des proportions magnifiques.

 

Alors, quiconque naissait poète se faisait architecte. Le génie épars dans les masses, comprimé de toutes parts sous la féodalité comme sous une testudo  de boucliers d’airain, ne trouvant issue que du côté de l’architecture, débouchait par cet art, et ses Iliades prenaient la forme de cathédrales. Tous les autres arts obéissaient et se mettaient en discipline sous l’architecture. C’étaient les ouvriers du grand œuvre. L’architecte, le poète, le maître totalisait en sa personne la sculpture qui lui ciselait ses façades, la peinture qui lui enluminait ses vitraux, la musique qui mettait sa cloche en branle et soufflait dans ses orgues. Il n’y avait pas jusqu’à la pauvre poésie proprement dite, celle qui s’obstinait à végéter dans les manuscrits, qui ne fût obligée pour être quelque chose de venir s’encadrer dans l’édifice sous la forme d’hymne ou de prose ; le même rôle, après tout, qu’avaient joué les tragédies d’Eschyle dans les fêtes sacerdotales de la Grèce, la Genèse dans le temple de Salomon.

   

Ainsi, jusqu’à Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle. Ce livre granitique commencé par l’Orient, continué par l’antiquité grecque et romaine, le moyen âge en a écrit la dernière page. Du reste, ce phénomène d’une architecture de peuple succédant à une architecture de caste que nous venons d’observer dans le moyen âge, se reproduit avec tout mouvement analogue dans l’intelligence humaine aux autres grandes époques de l’histoire. Ainsi, pour n’énoncer ici que sommairement une loi qui demanderait à être développée en des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps primitifs, après l’architecture hindoue, l’architecture phénicienne, cette mère opulente de l’architecture arabe ; dans l’antiquité, après l’architecture égyptienne dont le style étrusque et les monuments cyclopéens ne sont qu’une variété, l’architecture grecque, dont le style romain n’est qu’un prolongement surchargé du dôme carthaginois ; dans les temps modernes, après l’architecture romane, l’architecture gothique. Et en dédoublant ces trois séries, on retrouvera sur les trois sœurs aînées, l’architecture hindoue, l’architecture égyptienne, l’architecture romane, le même symbole : c’est-à-dire la théocratie, la caste, l’unité, le dogme, le mythe, Dieu ; et pour les trois sœurs cadettes, l’architecture phénicienne, l’architecture grecque, l’architecture gothique, quelle que soit du reste la diversité de forme inhérente à leur nature, la même signification aussi : c’est-à-dire la liberté, le peuple, l’homme.

 

Qu’il s’appelle bramine, mage ou pape, dans les maçonneries hindoue, égyptienne ou romane, on sent toujours le prêtre, rien que le prêtre. Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. Elles sont plus riches et moins saintes. Dans la phénicienne, on sent le marchand ; dans la grecque, le républicain ; dans la gothique, le bourgeois.

 

Les caractères généraux de toute architecture théocratique sont l’immutabilité, l’horreur du progrès, la conservation des lignes traditionnelles, la consécration des types primitifs, le pli constant de toutes les formes de l’homme et de la nature aux caprices incompréhensibles du symbole. Ce sont des livres ténébreux que les initiés seuls savent déchiffrer. Du reste, toute forme, toute difformité même y a un sens qui la fait inviolable. Ne demandez pas aux maçonneries hindoue, égyptienne, romane, qu’elles réforment leur dessin ou améliorent leur statuaire. Tout perfectionnement leur est impiété. Dans ces architectures, il semble que la roideur du dogme se soit répandue sur la pierre comme une seconde pétrification. Les caractères généraux des maçonneries populaires au contraire sont la variété, le progrès, l’originalité, l’opulence, le mouvement perpétuel. Elles sont déjà assez détachées de la religion pour songer à leur beauté, pour la soigner, pour corriger sans relâche leur parure de statues ou d’arabesques. Elles sont du siècle. Elles ont quelque chose d’humain qu’elles mêlent sans cesse au symbole divin sous lequel elles se produisent encore. De là des édifices péné-trables à toute âme, à toute intelligence, à toute imagination, symboliques encore, mais faciles à comprendre comme la nature. Entre l’architecture théocratique et celle-ci, il y a la diffé-rence d’une langue sacrée à une langue vulgaire, de l’hiéroglyphe à l’art, de Salomon à Phidias.

   

Si l’on résume ce que nous avons indiqué jusqu’ici très sommairement en négligeant mille preuves et aussi mille objections de détail, on est amené à ceci : que l’architecture a été jusqu’au quinzième siècle le registre principal de l’humanité, que dans cet intervalle il n’est pas apparu dans le monde une pensée un peu compliquée qui ne se soit faite édifice, que toute idée populaire comme toute loi religieuse a eu ses monuments ; que le genre humain enfin n’a rien pensé d’important qu’il ne l’ait écrit en pierre. Et pourquoi ? C’est que toute pensée, soit religieuse, soit philosophique, est intéressée à se perpétuer, c’est que l’idée qui a remué une génération veut en remuer d’autres, et laisser trace. Or quelle immortalité précaire que celle du manuscrit ! Qu’un édifice est un livre bien autrement solide, durable, et résistant ! Pour détruire la parole écrite il suffit d’une torche et d’un turc. Pour démolir la parole construite, il faut une révolution sociale, une révolution terrestre. Les barbares ont passé sur le Colisée, le déluge peut-être sur les Pyramides.

   

Au quinzième siècle tout change.

 

La pensée humaine découvre un moyen de se perpétuer non seulement plus durable et plus résistant que l’architecture, mais encore plus simple et plus facile. L’architecture est détrônée. Aux lettres de pierre d’Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg.

 

Le livre va tuer l’édifice.

 

L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. C’est la révolution mère. C’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence.

 

Sous la forme imprimerie, la pensée est plus impérissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mêle à l’air. Du temps de l’architecture, elle se faisait montagne et s’emparait puissamment d’un siècle et d’un lieu. Maintenant elle se fait troupe d’oiseaux, s’éparpille aux quatre vents, et occupe à la fois tous les points de l’air et de l’espace.

 

Nous le répétons, qui ne voit que de cette façon elle est bien plus indélébile ? De solide qu’elle était elle devient vivace. Elle passe de la durée à l’immortalité. On peut démolir une masse, comment extirper l’ubiquité ? Vienne un déluge, la montagne aura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux voleront encore ; et, qu’une seule arche flotte à la surface du cataclysme, ils s’y poseront, surnageront avec elle, assisteront avec elle à la décrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de ce chaos verra en s’éveillant planer au-dessus de lui, ailée et vivante, la pensée du monde englouti.

   

Et quand on observe que ce mode d’expression est non seulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable à tous, lorsqu’on songe qu’il ne traîne pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensée obligée pour se traduire en un édifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d’or, toute une montagne de pierres, toute une forêt de charpentes, tout un peuple d’ouvriers, quand on la compare à la pensée qui se fait livre, et à qui il suffit d’un peu de papier, d’un peu d’encre et d’une plume, comment s’étonner que l’intelligence humaine ait quitté l’architecture pour l’imprimerie ? Coupez brusquement le lit primitif d’un fleuve d’un canal creusé au-dessous de son niveau, le fleuve désertera son lit.

 

Aussi voyez comme à partir de la découverte de l’imprimerie l’architecture se dessèche peu à peu, s’atrophie et se dénude. Comme on sent que l’eau baisse, que la sève s’en va, que la pensée des temps et des peuples se retire d’elle ! Le refroidissement est à peu près insensible au quinzième siècle, la presse est trop débile encore, et soutire tout au plus à la puissante architecture une surabondance de vie. Mais, dès le seizième siècle, la maladie de l’architecture est visible ; elle n’exprime déjà plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne, d’indigène, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle renaissance. Décadence magnifique pourtant, car le vieux génie gothique, ce soleil qui se couche derrière la gigantesque presse de Mayence, pénètre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d’arcades latines et de colonnades corinthiennes.

   

C’est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore.

 

Cependant, du moment où l’architecture n’est plus qu’un art comme un autre, dès qu’elle n’est plus l’art total, l’art souverain, l’art tyran, elle n’a plus la force de retenir les autres arts. Ils s’émancipent donc, brisent le joug de l’architecte, et s’en vont chacun de leur côté. Chacun d’eux gagne à ce divorce. L’isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se démembre à la mort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.

 

De là Raphaël, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l’éblouissant seizième siècle.

 

En même temps que les arts, la pensée s’émancipe de tous côtés. Les hérésiarques du moyen âge avaient déjà fait de larges entailles au catholicisme. Le seizième siècle brise l’unité religieuse. Avant l’imprimerie, la réforme n’eût été qu’un schisme, l’imprimerie la fait révolution. Otez la presse, l’hérésie est énervée. Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le précurseur de Luther.

 

Cependant, quand le soleil du moyen âge est tout à fait couché, quand le génie gothique s’est à jamais éteint à l’horizon de l’art, l’architecture va se ternissant, se décolorant, s’effaçant de plus en plus. Le livre imprimé, ce ver rongeur de l’édifice, la suce et la dévore. Elle se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. Elle n’exprime plus rien, pas même le souvenir de l’art d’un autre temps. Réduite à elle-même, abandonnée des autres arts parce que la pensée humaine l’abandonne, elle appelle des manœuvres à défaut d’artistes. La vitre remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succède au sculpteur. Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. Elle se traîne, lamentable mendiante d’atelier, de copie en copie. Michel-Ange, qui dès le seizième siècle la sentait sans doute mourir, avait eu une dernière idée, une idée de désespoir. Ce titan de l’art avait entassé le Panthéon sur le Parthénon, et fait Saint-Pierre de Rome. Grande œuvre qui méritait de rester unique, dernière originalité de l’architecture, signature d’un artiste géant au bas du colossal registre de pierre qui se fermait. Michel-Ange mort, que fait cette misérable architecture qui se survivait à elle-même à l’état de spectre et d’ombre ? Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C’est une manie. C’est une pitié. Chaque siècle a son Saint-Pierre de Rome ; au dix-septième siècle le Val-de-Grâce, au dix-huitième Sainte-Geneviève. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome. Londres a le sien. Pétersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. Testament insignifiant, dernier radotage d’un grand art décrépit qui retombe en enfance avant de mourir.

   

Si, au lieu de monuments caractéristiques comme ceux dont nous venons de parler nous examinons l’aspect général de l’art du seizième au dix-huitième siècle, nous remarquons les mêmes phénomènes de décroissance et d’étisie. À partir de François II, la forme architecturale de l’édifice s’efface de plus en plus et laisse saillir la forme géométrique, comme la charpente osseuse d’un malade amaigri. Les belles lignes de l’art font place aux froides et inexorables lignes du géomètre. Un édifice n’est plus un édifice, c’est un polyèdre. L’architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. Voici le fronton grec qui s’inscrit dans le fronton romain et réciproquement. C’est toujours le Panthéon dans le Parthénon, Saint-Pierre de Rome. Voici les maisons de brique de Henri IV à coins de pierre ; la place Royale, la place Dauphine. Voici les églises de Louis XIII, lourdes, trapues, surbaissées, ramassées, chargées d’un dôme comme d’une bosse. Voici l’architecture mazarine, le mauvais pasticcio italien des Quatre-Nations. Voici les palais de Louis XIV, longues casernes à courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. Voici enfin Louis XV, avec les chicorées et les vermicelles, et toutes les verrues et tous les fungus qui défigurent cette vieille architecture caduque, édentée et coquette. De François II à Louis XV, le mal a crû en progression géométrique. L’art n’a plus que la peau sur les os. Il agonise misérablement.

   

Cependant, que devient l’imprimerie ? Toute cette vie qui s’en va de l’architecture vient chez elle. À mesure que l’architecture baisse, l’imprimerie s’enfle et grossit. Ce capital de forces que la pensée humaine dépensait en édifices, elle le dépense désormais en livres. Aussi dès le seizième siècle la presse, grandie au niveau de l’architecture décroissante, lutte avec elle et la tue. Au dix-septième, elle est déjà assez souveraine, assez triomphante, assez assise dans sa victoire pour donner au monde la fête d’un grand siècle littéraire. Au dix-huitième, longtemps reposée à la cour de Louis XIV, elle ressaisit la vieille épée de Luther, en arme Voltaire, et court, tumultueuse, à l’attaque de cette ancienne Europe dont elle a déjà tué l’expression architecturale. Au moment où le dix-huitième siècle s’achève, elle a tout détruit. Au dix-neuvième, elle va reconstruire.

 

Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts représente réellement depuis trois siècles la pensée humaine ? lequel la traduit ? lequel exprime, non pas seulement ses manies littéraires et scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement ? Lequel se superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain qui marche, monstre à mille pieds ? L’architecture ou l’imprimerie ?

 

L’imprimerie. Qu’on ne s’y trompe pas, l’architecture est morte, morte sans retour, tuée par le livre imprimé, tuée parce qu’elle dure moins, tuée parce qu’elle coûte plus cher. Toute cathédrale est un milliard. Qu’on se représente maintenant quelle mise de fonds il faudrait pour récrire le livre architectural ; pour faire fourmiller de nouveau sur le sol des milliers d’édifices ; pour revenir à ces époques où la foule des monuments était telle qu’au dire d’un témoin oculaire « on eût dit que le monde en se secouant avait rejeté ses vieux habillements pour se couvrir d’un blanc vêtement d’églises ». Erat enim ut si mun-dus, ipse excutiendo semet, rejecta vetustate, candidam eccle-siarum vestem indueret (GLABER RADULPHUS).

   

Un livre est si tôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin ! Comment s’étonner que toute la pensée humaine s’écoule par cette pente ? Ce n’est pas à dire que l’architecture n’aura pas encore çà et là un beau monument, un chef-d’œuvre isolé. On pourra bien encore avoir de temps en temps, sous le règne de l’imprimerie, une colonne faite, je suppose, par toute une armée, avec des canons amalgamés, comme on avait, sous le règne de l’architecture, des Iliades et des Romanceros, des Mahabâhrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec des rapsodies amoncelées et fondues. Le grand accident d’un architecte de génie pourra survenir au vingtième siècle, comme celui de Dante au treizième. Mais l’architecture ne sera plus l’art social, l’art collectif, l’art dominant. Le grand poème, le grand édifice, le grand œuvre de l’humanité ne se bâtira plus, il s’imprimera.

 

Et désormais, si l’architecture se relève accidentellement, elle ne sera plus maîtresse. Elle subira la loi de la littérature qui la recevait d’elle autrefois. Les positions respectives des deux arts seront interverties. Il est certain que dans l’époque architecturale les poèmes, rares, il est vrai, ressemblent aux monuments. Dans l’Inde, Vyasa est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode. Dans l’orient égyptien, la poésie a, comme les édifices, la grandeur et la tranquillité des lignes ; dans la Grèce antique, la beauté, la sérénité, le calme ; dans l’Europe chrétienne, la majesté catholique, la naïveté populaire, la riche et luxuriante végétation d’une époque de renouvellement. La Bible ressemble aux Pyramides, l’Iliade au Parthénon, Homère à Phidias. Dante au treizième siècle, c’est la dernière église romane ; Shakespeare au seizième, la dernière cathédrale gothique.

   

Ainsi, pour résumer ce que nous avons dit jusqu’ici d’une façon nécessairement incomplète et tronquée, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maçonnerie et l’imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siècles, il est permis de regretter la majesté visible de l’écriture de granit, ces gigantesques alphabets formulés en colonnades, en pylônes, en obélisques, ces espèces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passé depuis la pyramide jusqu’au clocher, de Chéops à Strasbourg. Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre écrit par l’architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l’édifice qu’élève à son tour l’imprimerie.

 

Cet édifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calculé qu’en superposant l’un à l’autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l’intervalle de la terre à la lune ; mais ce n’est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on cherche à recueillir dans sa pensée une image totale de l’ensemble des produits de l’imprimerie jusqu’à nos jours, cet ensemble ne nous apparaît-il pas comme une immense construction, appuyée sur le monde entier, à laquelle l’humanité travaille sans relâche, et dont la tête monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l’avenir ? C’est la fourmilière des intelligences. C’est la ruche où toutes les imaginations, ces abeilles dorées, arrivent avec leur miel. L’édifice a mille étages. Çà et là, on voit déboucher sur ses rampes les cavernes ténébreuses de la science qui s’entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l’art fait luxurier à l’œil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. Là chaque œuvre individuelle, si capricieuse et si isolée qu’elle semble, a sa place et sa saillie. L’harmonie résulte du tout. Depuis la cathédrale de Shakespeare jusqu’à la mosquée de Byron, mille clochetons s’encombrent pêle-mêle sur cette métropole de la pensée universelle. À sa base, on a récrit quelques anciens titres de l’humanité que l’architecture n’avait pas enregistrés. À gauche de l’entrée, on a scellé le vieux bas-relief en marbre blanc d’Homère, à droite la Bible polyglotte dresse ses sept tê-tes. L’hydre du Romancero se hérisse plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Védas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux édifice demeure toujours inachevé. La presse, cette machine géante, qui pompe sans relâche toute la sève intellectuelle de la société, vomit incessamment de nouveaux matériaux pour son œuvre. Le genre humain tout entier est sur l’échafaudage. Chaque esprit est maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. Tous les jours une nouvelle assise s’élève. Indépendamment du versement original et individuel de chaque écrivain, il y a des contingents collectifs. Le dix-huitième siècle donne l’Encyclopédie, la révolution donne le Moniteur. Certes, c’est là aussi une construction qui grandit et s’amoncelle en spirales sans fin ; là aussi il y a confusion des langues, activité in-cessante, labeur infatigable, concours acharné de l’humanité tout entière, refuge promis à l’intelligence contre un nouveau déluge, contre une submersion de barbares. C’est laseconde tour de Babel du genre humain.

 

 

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LA MÉMOIRE : D'UN ART HERMÉTIQUE  À L'ENCYCLOPÉDIE PARTICIPATIVE

LA MÉMOIRE : D'UN ART HERMÉTIQUE À L'ENCYCLOPÉDIE PARTICIPATIVE

Avant l’avènement du livre imprimé, c’était la mémoire qui régissait la vie quotidienne aussi bien que le savoir occulte. « L’art qui conserve tous les arts » (Ars artium omnium conservatrix) : ce titre donné plus tard à l’imprimerie aurait pu être le sien.

( Fresques de Giotto  Chapelle Scrovegni    Padoue)



C’était la mémoire des individus et des communautés qui véhiculait le savoir à travers le temps. Pendant des millénaires, ce fut elle, la mémoire personnelle, qui régna sur les divertissements comme sur l’information, sur la transmission et le perfectionnement des techniques, la pratique du commerce et celle des diverses professions. C’était par elle et en elle qu’étaient engrangés, préservés, accumulés les fruits de l’éducation. Elle était une faculté impressionnante, que chacun se devait de cultiver selon des méthodes et pour des raisons que nous avons depuis longtemps oubliées. Depuis cinq siècles, nous ne voyons plus de cet empire, de ce pouvoir de la mémoire, que quelques pitoyables vestiges.              

                                                                                                                                                                                                                               

                

                

Mnémosyne d'après Dante Gabriel Rossetti, 1875-1881, Delaware Art Museum. Le mot « mémoire » vient de la déesse Mnémosyne. Mystérieuse, elle n’a laissé aucune représentation dans l’Antiquité. Il a fallu le talent de Rossetti pour l’imaginer.

     

 

 


 

À cette réalité qui gouvernait leur vie, les Grecs donnèrent une forme mythologique. La déesse de la mémoire (Mnémosyne), était de la race des Titans, fille d’Uranus (le ciel) et de Gaia (la Terre) ; elle était aussi la mère des neuf Muses. Celles-ci, selon la légende, étaient la poésie épique (Calliope), l’histoire (Clio), la flûte (Euterpe), la tragédie (Melpomène), la danse (Terpsichore), la lyre (Erato), le chant sacré (Polymnie), l’astronomie (Uranus) et la comédie (Thalie).                                                      

 

Lorsque les neuf filles du roi Piéros les défièrent, dit-on, dans un concours de chant, leur punition fut d’être changées en pies, tout juste capables de répéter inlassablement une même note. Chacun avait besoin de la mémoire. Tout comme les autres arts, elle pouvait être cultivée et l’on connaissait d’habiles moyens de la parfaire. Elle possédait ses virtuoses que l’on admirait. Ce n’est qu’à une époque toute récente que les « exercices de mémoire » sont devenus un sujet de dérision et un refuge pour charlatans.  Les arts traditionnels de la mémoire, dont Frances A. Yates a retracé l’histoire avec tant de charme, prospérèrent en Europe pendant des siècle.

 

L’inventeur de la mnémotechnie fut, dit-on, le poète lyrique grec Simonide de Céos (env. 556-468 ? av. J.-C.). Homme aux talents variés, il semble par ailleurs avoir été le premier à accepter le paiement de ses poèmes. Cicéron, lui-même connu pour l’excellence de sa mémoire, nous conte dans son ouvrage sur l’art oratoire les origines de la réputation de Simonide. Lors d’un banquet que Scopas donnait en sa maison de Thessalie, le poète avait été invité à chanter, moyennant finances, les louanges de son hôte. En fait, seule une moitié de ses vers furent dédiés à Scopas, le reste de son chant étant un éloge des divins jumeaux, Castor et Pollux. Scopas, irrité, refusa de payer davantage que la moitié de la somme promise. De nombreux invités étaient encore attablés lorsqu’on vint dire à Simonide que deux jeunes gens l’attendaient à la porte. Il sortit et ne vit personne. Bien entendu, ces mystérieux visiteurs n’étaient autres que Castor et Pollux en personne ; ils avaient trouvé ce moyen de récompenser Simonide pour leur part du panégyrique. En effet, à peine le poète avait-il quitté la salle que le toit s’écroulait, enfouissant tous les autres convives sous un monceau de décombres. Lorsque les parents des victimes vinrent chercher les cadavres pour leur rendre les derniers honneurs, il fut impossible de les identifier tant ils étaient défigurés. C’est alors que Simonide exerça sa remarquable mémoire,  indiquant à chacun des parents endeuillés quel était le corps qui leur revenait. Il se souvenait parfaitement de leur place avant l’accident, et c’est ainsi qu’il put identifier les dépouilles - illustration ci-contre -. 

  

 
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

Cette expérience devait lui suggérer la forme classique de l’art de la mémoire dont il est censé être l’inventeur. Cicéron, pour qui  la mémoire était l’une des cinq composantes de la rhétorique, explique ainsi la démarche de Simonide :

 

Il déduisit que les personnes désireuses d’éduquer cette faculté devaient choisir des lieux, puis former des images mentales des choses dont elles souhaitaient se souvenir ; elles pourraient alors emmagasiner les images dans ces différents lieux, de sorte que l’ordre de ces derniers préserveraient l’ordre des choses, tandis que les images évoqueraient les choses elles-mêmes ; nous utiliserions ainsi les lieux et les images de la même façon qu’une tablette de cire et les lettres qu’on y trace.

 

L’art de Simonide, qui domina la pensée européenne pendant tout le Moyen Âge, était donc fondé sur deux principes simples, celui des lieux (loci) et celui des images (imagines) ; ces principes allaient servir de base durable aux procédés mnémotechniques des rhéteurs, des philosophes et des savants.

 

L’ouvrage le plus couramment utilisé fut un traité écrit vers 86-82 avant J.-C. par un maître de rhétorique romain. Ce texte, connu sous le nom de Ad Herennium - illustration ci-contre-, sa dédicace, était d’autant plus estimé que certains en attribuaient la rédaction à Cicéron lui-même. L’autre grand maître latin de la rhétorique, Quintilien (env. 35-95 de notre ère), devait préciser les choses en élaborant une méthode « architecturale » destinée à graver la mémoire de lieux.  Pensez, dit-il, à un grand bâtiment dont vous traverserez successivement les nombreuses salles en en mémorisant tous les ornements et le mobilier. Attribuez ensuite une image à chacune des idées dont vous désirez vous souvenir et, traversant à nouveau le bâtiment, déposez chacune de ces images selon cet ordre dans votre imagination. Si, par exemple, vous déposez mentalement une lance dans le salon et une ancre dans la salle à manger, vous saurez, plus tard, qu’il vous faut parler d’abord de la guerre et ensuite de la marine … Ce système n’a rien perdu de son efficacité.

 

Au Moyen Âge, il s’établit tout un jargon technique distinguant entre la mémoire « naturelle », que chacun possède en naissant et qu’il utilise sans aucun entraînement particulier, et la mémoire « artificielle », que l’on peut développer. Les techniques étaient différentes selon qu’il s’agissait de mémoriser des choses ou des mots, les opinions variaient quant au lieu où on devait se trouver pour faire ses exercices, et quant aux endroits les plus appropriés pour servir d’entrepôt imaginaire aux loci et images de la mémoire. Certains maîtres conseillaient de choisir un endroit tranquille où l’esprit puisse procéder à son travail de fixation sans être gêné par les bruits ambiants ou le passage des gens. Bien entendu, une personne observatrice et qui avait voyagé possédait l’avantage de pouvoir s’équiper de « lieux » nombreux et variés. Il n’était pas rare à l’époque de voir les étudiants en rhétorique arpenter fébrilement l’intérieur de bâtiments déserts, notant la forme et l’ameublement de chaque pièce afin de fournir à leur imagination les moyens d’une mise en mémoire.

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

 Sénéque le Père -illustration ci-contre- (v.55 av. J.-C./ 37 ap. J.-C.), célèbre professeur de rhétorique, était capable, disait-on, de reproduire fidèlement de longs passages de discours qu’il n’avait entendus qu’une seule fois, bien des années auparavant. Il impressionnait vivement ses élèves en demandant à une classe de deux cents d’entre eux de réciter chacun un vers tiré de quelque poésie, pour les répéter tous, ensuite, dans l’ordre inverse. Quant à Saint Augustin, qui avait lui aussi, à ses débuts, enseigné la rhétorique, il cite avec admiration le cas d’un de ses amis qui pouvait réciter tout Virgile – à l’envers.

 

 Les exploits, et surtout les acrobaties, de la mémoire « artificielle » étaient fort appréciés. « La mémoire, dit Eschyle, est la mère de toute sagesse.» Opinion partagée par Cicéron : «  La mémoire est trésor et gardien de toutes choses. » À l’apogée de la mémoire, avant la diffusion de l’imprimerie, la mnémotechnie était une nécessité pour l’amuseur, le poète et le chanteur, tout comme pour le médecin, l’homme de loi ou le prêtre. 

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

Les premières grandes œuvres épiques d’Europe naquirent de la tradition orale, ce qui revient à dire qu’elles furent préservées et récitées grâce aux arts de la mémoire. L’Iliade et l’ Odyssée - illustration ci-contre- se transmirent d’abord de bouche à oreille.  Pour désigner le poète, Homère emploie le mot « chanteur » (aoidos). Et ce « chanteur », avant Homère, semble avoir été celui qui récitait un seul poème, suffisamment court pour être dit en une seule fois devant le même auditoire. Le brillant chercheur américain Milman Parry nous a décrit, en Serbie musulmane, la survivance d’une pratique similaire, sans doute proche de celle de l’antiquité homérique. Il montre qu’à l’origine la longueur du poème était fonction de la patience des auditeurs et de l’étendue du répertoire de chaque chanteur. La grandeur d’Homère quelle que soit, par ailleurs, la réalité que recouvre ce nom – homme, femme ou ensemble de personnes – est d’avoir songé à réunir divers chants d’une heure en un seul poème épique, plus ambitieux dans son propos, plus développé dans ses thèmes et de structure complexe.

 

Les premiers livres de la Méditerranée antique furent écrits sur des feuilles de papyrus collées à la suite les unes des autres puis roulées. Le déroulement de ces livres était peu commode, et lorsque l’opération se répétait trop souvent, elle avait pour effet d’effacer l’écriture. Comme il n’y avait pas de pages numérotées, la vérification d’une citation était si fastidieuse que les gens préféraient s’en remettre à leur mémoire.

 

C’est par la mémoire aussi qu’étaient conservées les lois, avant de l’être par des documents. La mémoire collective fut donc le premier registre d’archives légales. Le droit coutumier anglais était un usage « immémorial », c’est-à-dire qui remontait en fait « aussi loin que mémoire d’homme n’avait point de souvenir contraire ». Sir William Blackstone -illustration ci-contre- pouvait écrire en 1765 : « Jadis, l’ignorance des lettres était, dans le monde  occidental, aussi profonde qu’universelle. Elles étaient figées dans la tradition, et ceci pour la simple raison que les nations n’avaient qu’une faible idée de ce que pouvait être l’écriture. Ainsi, les druides celtes et gaulois s’en remettaient à leur mémoire pour leurs lois comme pour leur savoir ; parlant des Saxons primitifs qui s’établirent en notre pays ou leurs frères du continent, on a pu dire : leges sola memoria et usu retinebant *. »

 

* Ils ont retenu les lois uniquement par la mémoire et l'usage

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

 Rites et liturgie étaient également préservés par la mémoire, avec les prêtres pour gardiens. De fréquents services religieux servaient à fixer les prières et le rituel dans l’esprit des jeunes fidèles. La prépondérance des textes versifiés et de la musique en tant que procédés mnémotechniques témoigne de l’importance que pouvait avoir la mémoire en ces temps d’avant l’imprimerie. Pendant des siècles, l’ouvrage de base pour la grammaire latine fut le Doctrinale, écrit au XIIsiècle par Alexandre de Villedieu, et qui se composait de deux mille vers de mirliton. Ces règles en vers étaient plus faciles à retenir, même si leur grossièreté était telle qu’elle consterna Aldus Manutius lorsqu’en 1501 il eut à réimprimer l’ouvrage.

 

Pour les philosophes scolastiques du Moyen Âge, il ne suffisait pas que la mémoire fût un procédé; ils en firent une vertu, l'un des aspects de la prudence. Après le XIIe siècle et la réapparition, sous forme de manuscrit, du classique Ad Herennium, les scolastiques semblent s'être intéressés bien moins à la technique de la mémoire qu'à son aspect moral. Il s'agissait de savoir en quoi elle pouvait encourager à une vie chrétienne.

 

Saint Thomas d'Aquin (1225-1274), proclament ses biographes, se souvenait parfaitement de tout ce qu'on lui avait enseigné à l'école. À Cologne, Albert le Grand l'avait aidé à développer sa mémoire. Les paroles des Pères de l'Église que Thomas rassembla pour Urbain IV après avoir visité de nombreux monastères furent couchées sur le papier non pas d'après des notes prises de sa main, mais au seul souvenir des textes qu'il avait parcourus. Il lui suffisait de lire un texte pour le retenir. Dans la Summa Theologiae (1267-1273), il reprend la définition de Cicéron, pour qui la mémoire est un élément de la prudence, et en fait l'une des quatre vertus cardinales. Puis il propose quatre règles pour le perfectionnement de cette mémoire, qui prévaudront jusqu'au triomphe du livre imprimé et seront inlassablement reproduites.  Si Lorenzetti et Giotto peignirent les vertus et les vices, ce fut surtout, comme l'explique Frances A. Yates, pour aider le public à appliquer les règles thomistes de la mémoire artificielles. La fresque de la salle capitulaire de Santa Maria Novella, à Florence, offre à la mémoire du spectateur une représentation frappante de chacune des quatre vertus cardinales de saint Thomas ainsi que de leurs différentes parties. "Nous devons nous souvenir assidûment des joies invisibles du Paradis et des tourments éternels de l'Enfer",  peut-on lire dans cet ouvrage fondamental du Moyen Âge qu'est le traité de Boncompagno. Pour celui-ci, la liste des vertus et des vices n'est qu'une série de "mémoratifs" dot le but est d'aider l'âme pieuse à fréquenter "les chemins de souvenance".

 

Dans la Divine Comédie de Dante (ci-contre), avec son plan de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis, lieux et images, conformément aux préceptes de Simonide et de saint Thomas, nous sont présentés de façon prégnante et dans un ordre facile à retenir. Sans compter d'autres exemples plus humbles. Les manuscrits des moines anglais du XIVe siècle contiennent des descriptions - l'idolâtrie en prostituée, par exemple-  dont le but n'est pas tant d'être perçues par l'œil du lecteur que de fournir à sa mémoire des images invisibles. 

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

Pétrarque (1304-1374)avait lui aussi la réputation d'être une autorité quant à la mémoire et à la meilleure façon de la cultiver. Il propose ses propres règles pour le choix des "lieux" où emmagasiner les images pour un usage ultérieur. L'architecture imaginaire de la mémoire, dit-il, doit comporter des lieux de rangement d'une taille moyenne, ni trop vastes ni trop petits pour l'image qu'il s'agit d'y mettre en réserve.

 

 Lorsque naquit l'imprimerie, d'innombrables systèmes avaient été élaborés au service des arts de la mémoire. Au début du XVIe siècle, l'ouvrage le plus connu du genre était un texte pratique, Phœnix, sive Artificiosa Memoria (Venise, 1491). Ce manuel connut une grande popularité, comme en témoignent les nombreuses rééditions et traductions dont il fut l'objet. L'auteur Pierre de Ravenne y assure que les meilleurs loci sont ceux d'une église déserte. Une fois celle-ci trouvée, dit-il, il faut en faire le tour trois ou quatre fois en fixant dans son esprit tous les endroits où l'on déposera par la suite ses images mnémotechniques. Chaque locus devra être distant de cinq à six pieds des autres. Pierre se vante d'avoir pu, tout jeune encore, fixer de la sorte près de 100 000 lieux mémoratifs ; par la suite, ses voyages lui permirent d'en ajouter des milliers d'autres. L'efficacité de son système, disait-il, se trouvait suffisamment démontrée par le fait qu'il était capable de reproduire mot pour mot l'ensemble du droit canon, deux cents discours de Cicéron et vingt mille  points de droit civil.

 

Après Gutenberg, tout ce que la mémoire avait, dans la vie quotidienne, à la fois régi et servi passa désormais sous l'égide de la page imprimée. À la fin du Moyen Âge, les livres manuscrits avaient été, parmi la classe restreinte des lettrés, une aide, un substitut parfois, à la mémoire. Mais le livre imprimé était infiniment plus transportable; il était aussi plus exact, plus facile à consulter, et touchait, bien sûr, un public plus large. Ce qui s'imprimait d'un auteur était connu de l'imprimeur, du correcteur et de quiconque se trouvait avoir en main la page imprimée. On pouvait maintenant se référer aux règles grammaticales, aux discours de Cicéron, aux textes théologiques, au droit canon, à la morale sans avoir à les porter en soi.

 

Le livre imprimé était un nouveau dépositaire de la mémoire, supérieur de mille manières à ces réserves individuelles, intérieures et invisibles, que chacun avait pu constituer jusqu'alors.Déjà, lorsque le codex de pages manuscrites reliées avait remplacé le long rouleau des origines, il était devenu bien plus commode de faire référence à une source écrite.

 

Après le XIIe siècle, certains livres manuscrits comportent même des tables, des titres courants, voire des index rudimentaires, ce qui montre que la mémoire commence alors à perdre du terrain. Mais la recherche deviendra plus facile encore lorsque les livres imprimés auront des pages de titre et des pages numérotées. El lorsqu'ils seront équipés d'un index - ce qui est le cas dès le XVIsiècle pour certains ouvrages-, le travail de la mémoire ne consistera plus qu'à connaître par cœur l'ordre alphabétique. Avant la fin du XVIIIe siècle, l'index alphabétique placé à la fin du livre était devenu chose courante. Les procédés mnémotechniques, bien qu'encore nécessaires, perdirent une bonne part de l'importance qu'ils avaient eue dans les hautes sphères de la religion, de la pensée et du savoir. Les performances spectaculaires cessèrent d'être admirées, devenant de simples curiosités.

 

Certaines des conséquences de cet état de choses avaient été annoncées quelque deux mille ans plus tôt. Dans son dialogue avec Phèdre, tel qu'il nous est rapporté par Platon, Socrate, en effet, regrette que le dieu égyptien Thot, inventeur de l'écriture, ait mal pesé les conséquences de son invention. Le dieu Thamos, alors roi d'Égypte, lui en fait le reproche : "Toi, père de l'écriture' tu lui attribues une efficacité contraire à celle dont elle est capable; car elle produira l'oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire; confiants dans l'écriture, c'est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d'eux-mêmes, que ceux qui apprennent chercheront à susciter leurs souvenirs; tu as trové le moyen, non pas de retenir, mais de renouveler le souvenir; et ce que tu vas procurer à tes disciples, c'est la présomption qu'ils ont la science, non la science elle-même; car, quand ils auront beaucoup lu sans apprendre, ils se croiront très savants, et ils ne seront le plus souvent que des ignorants de commerce incommode, parce qu'ils se croiront savants sans l'être"

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

Si déjà la parole écrite, selon Socrate, comportait pareils dangers, alors combien de fois ceux-ci allaient-ils être multipliés par l'introduction du texte imprimé ?

 

Victor Hugo nous le suggère avec bonheur dans un passage bien connu de Notre-Dame de Paris (1831)*. Le savant, tenant en main son premier livre imprimé, se détourne de ses manuscrits et, regardant la cathédrale : "Ceci, dit-il, tuera cela." L'imprimerie allait également détruire "les cathédrales invisibles de la mémoire", dès lors qu'il n'était plus indispensable d'associer choses ou idées à des images frappantes pour les mettre dans les lieux de mémoire.

 

Mais l'ère qui vit décliner l'empire de la mémoire sur le quotidien fut aussi celle de l'émergence du néo-platonisme,  cet empire nouveau, mystérieux, où tout était caché, secret, occulte. Ce renouveau des idées platoniciennes en pleine Renaissance redonna vie et importance à la mémoire. Platon, en effet, disait que l'âme "se  souvient" des formes idéales. Or voici que toute une constellation de talentueux mystiques inventait une nouvelle technologie de la mémoire. Elle cessait d'être un simple aspect de la rhétorique, une servante du discours, pour devenir une alchimie, un lieu d'entités ineffables; l'art hermétique découvrait les replis cachés de l'âme humaine. L'étrange théâtre de la Mémoire de Giulio Camillo, que l'on put voir à Venise et à Paris, proposait ses "lieux" non plus comme de simples commodités destinées au classement des souvenirs, mais, disait-il, dans le but de révéler " la nature éternelle des choses en des lieux éternels". Membres de l'Académie néo-platonicienne qu'avait fondée à Florence Cosme de Médicis, Marsile Ficin (1433-1499) et Pic de la Mirandole - illustration ci-contre - (1463- 1494) incorporèrent à leur fameuse philosophie tout un art occulte de la mémoire. 

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

L'explorateur le plus remarquable de ces continents obscurs fut un vagabon inspiré, Giordano Bruno (1548- 1600). Dans sa jeunesse, il avait été moine, à Naples, où les dominicains l'avaient instruit dans leur art fameux de ma mémorisation. Lorsqu'il quitta son ordre, les laïcs espérèrent qu'il leur révèlerait quelques-uns de ses secrets. Ils ne furent pas déçus. Dans son livre Circé, ou les Ombres des Idées (1582), Bruno leur faisait savoir que cette habileté particulière n'était ni naturelle ni magique, mais qu'elle était le produit d'une science. L'ouvrage s'ouvre par une incantation émanant de Circé en personne, puis évoque l'étrange pouvoir que possèdent  les décans du Zodiaque et les images qui les représentent. Les images sidérales, ombres des Idées, représentant des objets célestes, sont donc plus proches de la réalité que celles du monde transitoire d'ici-bas. Son système consistant à " se souvenir de ces ombres d'Idées, contractées pour une lecture intérieure" à partir des images célestes, devait permettre ainsi à ses disciples d'accéder à un plan supérieur.

 

" Il s'agit de donner forme au chaos informel. (...) Pour le contrôle de la mémoire, il faut que les nombres et les éléments soient disposés dans un certain ordre (...) à l'aide de certaines formes mémorable (les images du Zodiaque) ... J'affirme que, si vous méditez attentivement ces choses, vous atteindrez un art si justement figuratif que non seulement il vous aidera en votre mémoire, mais aussi, de façon merveilleuse, en tous les pouvoirs de votre âme"

 

 

 

Un moyen garanti d'accéder à l'Un qui se cache derrière la multiplicité des choses, de parvenir à l'Unité Divine !

 

Mais la mémoire au quotidien ne retrouva jamais l'importance qu'elle avait eue avant l'avènement du papier et de celui de l'imprimerie. Elle perdit de son prestige. En 1580, Montaigne écrit qu'une bonne mémoire est généralement synonyme d'absence de jugement. Et les intellectuels  du temps de renchérir : " Rien n'est plus commun, disaient-ils, qu'un imbécile doué de mémoire".

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

 

 

Au cours des siècles qui suivirent l'invention de l'imprimerie, l'attention allait se déplacer des techniques de mémorisation à la pathologie de la mémoire. En cette fin du XXsiècle, les chercheurs mettent plutôt l'accent sur l'aphasie, l'amnésie, l'hystérie, l'hypnose et, bien entendu, la psychanalyse, tandis que les pédagogues se détournent des arts de la mémoire au profit de l'art d'apprendre, conçu, de plus en plus, comme un processus social.

 

Dans le même temps se manifeste un regain d'intérêt pour l'art de l'oubli. Selon Cicéron, lorsque Simonide offrit à Thémistocle de lui enseigner l'art de la mémoire, l'homme d'État athénien refusa, disant : " Ne m'apprends pas à me souvenir, mais plutôt à oublier, car je me souviens de choses que je préfèrerais laisser dans l'oubli, tandis que je ne puis oublier ce que je souhaiterais effacer de ma mémoire".

 

 L'étude de l'oubli devint un des secteurs de pointe de la psychologie moderne, pour laquelle les processus mentaux devaient avant tout être examinés de façon expérimentale et mesurés. " La psychologie, déclare Hermann Ebbinghaus (1850-1909), a un long passé, mais son histoire est courte." Ses expériences, que William James qualifie d' "héroïques", étaient aussi remarquablement simples. Décrites dans l'ouvrage intitulé De la mémoire, contribution à la psychologie expérimentale (1885), elles jettent les bases de toute la psychologie moderne.

 

Pour les expériences, Ebbinghaus utilise des syllabes dépourvues de sens. En prenant deux consonnes au hasard, et en y intercalant une voyelle, il obtient quelque deux mille trois cents phonèmes mémorisables (et oubliables), qu'il dispose ensuite en séries. Ces syllabes présentaient l'avantage d'éviter toute association. Pendant deux années, il se prit lui-même comme cobaye afin de tester les capacités de mémorisation et de reproduction de ces syllabes, prenant scrupuleusement note de chaque expérience, des temps nécessaires à la remémoration, des intervalles entre deux tentatives. Il expérimenta également les techniques de "réapprentissage". Ses travaux auraient pu être de peu d'utilité s'il n'avait eu la passion des statistiques.

 

Ce livre était dédié à Gustave Fechner (1801- 1887) qui avait commencé l'étude des perceptions sensorielles. Ebbinghaus espérait que ces dernières ne seraient plus seules "à faire l'objet d'un traitement expérimental et quantitatif" , mais que les phénomènes proprement mentaux pourraient être abordés de la même manière. La "courbe d'Ebbinghaus" montrait l'existence d'une corrélation entre l'oubli et le temps. Les résultats de ses expériences, qui conservent aujourd'hui toute leur valeur, montraient que l'on oublie le plus souvent peu de temps après avoir "appris".

  

 
  
 
 
 

                                                                                                                                                                                                                           

                

   

C'est de cette manière inattendue que débuta le balisage de notre monde intérieur au moyen d'instruments offerts par les mathématiques. D'autres expérimentateurs, cependant, poursuivant la tradition néo-platonicienne, continuaient à s'intéresser aux mystères de la mémoire. Ebbinghaus lui-même avait étudié "la résurgence involontaire des images mentales, passant des ténèbres de la mémoire à la lumière de la conscience". Quelques autres psychologues s'engouffrèrent derrière lui dans ces "ténèbres" de l'inconscient, affirmant qu'ils venaient d'inventer une "science" nouvelle.

 

Les fondateurs de la psychologie moderne portaient un intérêt croissant aux phénomènes d'oubli, tels qu'ils se manifestent dans la vie quotidienne. L'incomparable William James (1842-1910) écrivait ceci : " Dans l'usage pratique de notre intellect, l'oubli possède une fonction aussi importante que la mémoire ... Si nous nous souvenions de tout, nous serions, dans la plupart des cas, aussi mal lotis qu'en ne nous souvenant de rien. Pour nous rappeler une période écoulée, il nous faudrait autant de temps que cette période en a pris, et notre pensée n'avancerait pas.Toute durée remémorée implique des raccourcis et ceux-ci sont dus à l'omission d'une énorme quantité de faits qui remplissaient la durée en question. Nous arrivons, dit M. Ribot, à ce résultat paradoxal que l'une des conditions nécessaires au souvenir est justement d'oublier. Sans l'oubli total d'une quantité prodigieuse d'états de conscience, sans l'oubli momentané d'un grand nombre d'entre eux, nous ne pourrions nous souvenir de rien ..."

 

 

 

En un siècle où la quantité disponible de savoir humain et de mémoire collective allait être augmentée et diffusée comme elle ne l'avait jamais été, l'oubli devenait, plus que jamais, la condition première d'une certaine santé mentale.

 

Mais que devenaient les souvenirs "oubliés" ? Où étaient les neiges d'antan ? Au XXe siècle, le monde de la mémoire allait connaître une nouvelle  mutation : on allait le redécouvrir dans les vastes territoires de l'Inconscient. Dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1904), Sigmund Freud (1856- 1939) prenait pour point de départ des exemples simples tels que l'oubli des noms propres, celui des termes étrangers ou de l'ordre des mots. Le nouvel art  de la mémoire qui fit la  célébrité de Freud possédait à la fois les prétentions scientifiques de Simonide et de ses successeurs, et le charme occulte des néo-platoniciens. L'homme, bien sûr, s'était toujours interrogé sur le mystère des rêves. Or voilà que Freud, dans ce mystère, débusquait tout un vaste trésor de souvenirs. Son Interprétation des rêves (1900) montrait que la psychanalyse pouvait devenir un art et une science du souvenir.

 

D'autres, stimulés par Freud, poussèrent plus loin encore cette recherche. La mémoire latente, ou inconscient, devint une ressource nouvelle pour la thérapie, l'anthropologie, la sociologie. L'histoire d'Œdipe n'était-elle pas applicable à la vie intérieure de tout être humain ? Les  métaphores mythologiques de Freud suggéraient que nous étions tous les héritiers d'une expérience commune et fort ancienne, mais ce fut Carl Jung (1875-1961) qui, plus proche de la tradition hermétique, popularisera la notion d' "inconscient collectif". Ainsi Freud, ses disciples et dissidents avaient-ils redécouvert, et peu-être reconstruit à leur manière, les cathédrales de la Mémoire.

 

 

 

Daniel BOORSTIN ( Les Découvreurs ) 

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Peut-on se fier à Wikipédia ?

Peut-on se fier à Wikipédia ?

L'encyclopédie gratuite et en ligne Wikipédia connaît un réel engouement. Elle est cependant inachevée et son mode d'élaboration ne la préserve pas des erreurs ou des manipulations de l'information.


 

Annaïg Mahé

 

LA VERSION FRANÇAISE de Wikipédia a reçu près de 25 millions de consultations en juin 2017 (Médiamétrie). Cette utilisation de plus en plus massive suscite de légitimes inquiétudes lorsqu’elle représente l’unique source de documentation de certains élèves ou étudiants.

  

 

  

Sur la page d'accueil de la version française, Wikipédia se décrit comme « le projet d'encyclopédie libre que vous pouvez améliorer », tandis que la page d'accueil de la version anglaise indique « l'encyclopédie libre que chacun peut réviser ». Wikipédia est ainsi un site Internet à visée encyclopédique dont la particularité première est que tout un chacun peut proposer un article, compléter ou modifier les articles déjà existants.

 

Le succès grandissant de Wikipédia a fait couler beaucoup d'encre (numérique) et des critiques se sont fait jour. Elles mettent en cause la fiabilité des informations diffusées par ce projet participatif et soulignent le risque lié à une élaboration libre d'un contenu encyclopédique, sans vérifications par des experts faisant autorité. Non seulement de nombreux articles contiendraient des inexactitudes, mais certains contenus feraient l'objet de manipulations volontaires. Un risque de manipulation qui peut par exemple se vérifier à l'aide de Wikiscanner, un moteur de recherche lancé en 2007 et qui permet d'identifier les organismes à l'origine des modifications faites de façon anonyme dans l'encyclopédie : plusieurs internautes ont ainsi relevé l'effacement de détails gênants dans la biographie de certains hommes politiques français.

 

Pour évaluer la vulnérabilité et les défauts de Wikipédia, il faut d'abord comprendre comment fonctionne ce projet collaboratif. Wikipédia est né de l'échec d'une tentative de création d'une encyclopédie classique, mais gratuite et en ligne, Nupedia. En 2000, un entrepreneur américain, Jimmy Wales, embauche Larry Sanger comme rédacteur en chef de ce projet fondé sur le mouvement du logiciel libre. L'idée initiale était de proposer des articles écrits et validés par des experts, comme dans les autres encyclopédies, mais en les mettant à disposition en ligne et gratuitement.

 

Cependant, dans les 18 premiers mois, une vingtaine d'articles seulement furent publiés. L. Sanger décida alors d'ouvrir la participation à la rédaction des articles grâce à WikiWikiWeb (de l'hawaïen wiki wiki qui signifie « rapide » ou « informel »), un logiciel permettant l'écriture simple et collaborative de pages Web. Cela ne fut pas du goût des experts chargés de la validation des articles de Nupedia. L'entreprise devint alors un projet séparé qui prit le nom de Wikipédia et dont le succès fut immédiat : un millier d'articles rédigés à la fin du premier mois, 100 000 à la fin de la deuxième année.

 

Une tour de Babel

 

Aujourd'hui, le projet Wikipédia représente une tour de Babel dont il n'est pas facile de donner une photographie stable et claire du contenu : il existe près de 270 versions différentes, qui totalisent près de 14 millions d'articles (sept millions en 2007). Les nombres d'articles et de consultations continuent d'augmenter, même si une étude récente mentionne une relative baisse du nombre de contributeurs. La version anglaise est de loin la plus importante, avec plus de trois millions d'articles. Elle attire en outre près de la moitié du trafic sur toutes les versions. Elle est suivie par la version allemande (près de un million d'articles), puis par la version française (plus de 800 000 articles), qui a reçu plus de 15 millions de consultations en septembre 2009. En quatrième et cinquième places viennent la version polonaise et la version japonaise (plus de 600 000 articles).

 

Certaines versions sont très peu développées : si 27 versions ont plus de 100 000 articles (pour l'instant seule la version anglaise dépasse le million d'articles), elles sont près de 100 à proposer moins de 1 000 articles. Les versions diffèrent aussi par le nombre de participants, leur taux d'activité ou le type de contenu. Notamment, la proportion d'images disponibles varie beaucoup d'une version à une autre. Chaque version est créée indépendamment des autres, et les articles sur un même sujet ne sont pas équivalents. Et si certains proposent au départ une traduction d'un article d'une autre version (c'est loin d'être le cas général), les modifications qui y sont apportées entraînent rapidement des différences importantes.

 

Comment fonctionne cette entreprise éditoriale ? Financièrement, le contenu ne coûte rien au projet puisqu'il est fourni par une armée de bénévoles : près de 90 000 contributeurs actifs (dont 11 000 très actifs) en août 2009, toutes versions confondues (pour près de un million de contributeurs enregistrés). Les sites Internet, eux, nécessitent du matériel et de la maintenance. Comme Wikipédia refuse le financement par la publicité, elle a fait appel aux investissements et aux dons financiers ou matériels d'entreprises, de fondations et de particuliers pour répondre à la forte croissance des différents projets, et a mis en place la fondation Wikimédia. Cette fondation à but non lucratif, qui a récemment quitté la Floride pour la Californie, gère le fonctionnement matériel et informatique (notamment en hébergeant les différents sites), mais ne s'ingère pas dans les projets éditoriaux. Il existe aussi quelques associations locales (Wikimédia France, par exemple) dont le but est de promouvoir Wikipédia.

 

Des contributeurs anonymes

 

Quant au fonctionnement éditorial, Wikipédia repose sur quelques principes de base assez simples (l'incitation faite à tout un chacun à participer, l'exigence d'une neutralité de point de vue dans les articles, etc.). Ces principes, cependant, ne sont pas des obligations, et la croissance fulgurante des différentes versions a très vite entraîné une évolution des différentes communautés de « Wikipédiens » : chacune définit ses propres règles de gestion éditoriale et se structure autour de rôles spécialisés et d'un jargon spécifique. Les différents rôles sont clairement définis par des « statuts » qui ne correspondent pas à une hiérarchie entre utilisateurs, mais décrivent les différents pouvoirs fonctionnels, attribués de façon collégiale par la communauté.

 

On trouve ainsi des statuts techniques standards (l'utilisateur anonyme ou enregistré, ce dernier statut autorisant plus de participation directe), des statuts techniques évolués qui sont élus ou désignés par la communauté (l'« administrateur », le « steward », le « bureaucrate », etc.) ou des rôles informels (« utilisateurs prêts à aider », « wikipompiers », « patrouilleurs », « wikitraducteurs », etc.). Une grande part du contenu est apportée par des contributeurs souvent occasionnels, anonymes ou non. Et les contributeurs les plus actifs, qui participent au bon fonctionnement du site (ménage, organisation, surveillance du vandalisme, notamment), sont peu nombreux : quelques centaines pour la version francophone, pour près de 50 000 contributeurs enregistrés depuis la mise en place de cette version.

 

En 2009, Wikipédia figurait parmi les dix sites les plus consultés en France, selon les données récoltées par Médiamétrie (ou 6e site le plus consulté, selon Alexa ; 15e en 2007). Il est intéressant de noter que c'est le seul site à contenu éducatif parmi les 30 sites les plus visités, les autres étant soit des sites de moteurs de recherche, soit des sites de services commerciaux.

 

Un premier constat s'impose donc : Wikipédia est très populaire et toujours plus utilisée. Cependant, un tel succès n'est pas en soi un gage de qualité du contenu, et un second constat suit immédiatement : Wikipédia est loin de laisser indifférent.

 

Car ce qui a permis un tel succès est aussi ce qui constitue la principale critique à son encontre, à savoir la possibilité ouverte à tous de rédiger, modifier, compléter les articles de cette encyclopédie. À l'inverse des encyclopédies existantes jusqu'alors, les articles proposés dans les différentes versions de Wikipédia ne sont pas rédigés ni validés par des experts (re)connus et (re)nommés. Il n'y a aucun travail éditorial classique, aucune sélection ni validation a priori des contenus disponibles. Ceux-ci ne sont d'ailleurs jamais figés et peuvent évoluer d'un jour à l'autre, voire d'une heure à l'autre.

 

Par ailleurs, la popularité de Wikipédia est renforcée par le fonctionnement du moteur de recherche Google et l'usage quasi monopolistique qui en est fait, notamment par les lycéens et étudiants, les premiers liens à une requête formulée sur Google renvoyant souvent à une page de l'encyclopédie. Ces deux sources se renforcent donc mutuellement et finissent par devenir, pour une population croissante, les seules portes d'entrée vers l'information.

 

Un questionnement sur la validité et sur l'autorité

 

Les professionnels de l'information et les enseignants, et pas seulement en France, se sont très vite alarmés de cet engouement généralisé. Depuis ses débuts en 2002, Wikipédia cristallise les débats sur les notions de validité de l'information et d'autorité sur Internet. La jeune encyclopédie a ses détracteurs et ses défenseurs passionnés : pour les premiers, Wikipédia n'est pas (et ne pourra jamais être) ce qu'elle affirme être, une encyclopédie ; pour les seconds, souvent eux-mêmes contributeurs, Wikipédia symbolise bien les possibilités de partage de l'information offertes par Internet. Entre les deux se situe toute une population d'enseignants, de chercheurs, de professionnels de l'information qui ne savent comment se positionner face au contenu et au fonctionnement de cette encyclopédie libre en ligne et qui se demandent quel peut être un usage raisonné de Wikipédia.

 

Auparavant, le professionnel de l'information ou l'enseignant étaient les médiateurs privilégiés d'une sélection d'informations a priori validées. Or Internet en général, et Wikipédia en particulier, donnent aujourd'hui accès à tous types d'informations. Dans ce contexte, la responsabilité de l'évaluation de ces informations repose sur le lecteur, qui n'en est pas toujours conscient. Que faut-il donc penser de Wikipédia, projet qui ne cesse de s'affirmer et qui semble bien résister à un environnement numérique particulièrement mouvant ? Comment et quand l'utiliser ?

 

Avant toute réponse, il convient de remarquer que Wikipédia est un projet jeune, en phase de maturation, comme le sont ses usages, en particulier comme outil pédagogique (par exemple, au travers de la rédaction, vérification ou correction d'articles de Wikipédia). Les Wikipédiens sont conscients des critiques dont l'encyclopédie fait l'objet et mènent des réflexions en vue d'améliorer sa gestion éditoriale, même s'ils soulignent que l'état actuel de l'encyclopédie n'est que provisoire.

 

Par ailleurs, une attitude de rejet total de Wikipédia ne peut être une réponse face à l'utilisation de plus en plus massive de cette encyclopédie par les lycéens et les étudiants. Il est cependant important que ces derniers aient conscience des limites des différents outils offerts par Internet.

 

Quelle est la fiabilité des informations que l'on trouve dans Wikipédia ? Plusieurs détracteurs ont testé la réactivité de l'encyclopédie en intégrant volontairement de fausses informations. Mais cela a fait ressortir que les erreurs les plus flagrantes sont généralement rapidement corrigées, et que les articles les plus controversés sont aussi les plus surveillés – l'accès à certains articles, souvent sur des sujets d'actualité, pouvant même être temporairement bloqué en cas de problème. La principale difficulté réside sans doute plutôt dans le risque de prolifération d'informations inexactes, incomplètes, voire biaisées ou intentionnellement falsifiées, qui seraient non corrigées parce que moins visibles.

 

Plusieurs analyses comparatives (notamment celle présentée par l'hebdomadaire britannique Nature en 2005, qui portait sur 42 articles scientifiques, ou celle publiée en 2006 par Roy Rosenzweig, historien à l'Université George Mason, aux États-Unis) ont permis de constater que le taux d'erreurs relevées dans les articles de Wikipédia n'est pas significativement supérieur à celui des encyclopédies classiques. D'autres études ont constaté que toutes les thématiques n'étaient pas équivalentes, en quantité comme en qualité d'articles ; ainsi, les textes scientifiques et techniques seraient en général de meilleure qualité que ceux de sciences humaines.

 

Les professionnels de l'information formulent parfois des avis et des recommandations sur l'utilisation de Wikipédia. Ainsi, les bibliothécaires de la Gould Library du Carleton College, aux États-Unis, proposent sur leur site une page de conseils d'utilisation à l'attention des professeurs, où sont soulignés tant l'intérêt de Wikipédia (des articles longs et complets ainsi que des informations parfois absentes dans d'autres encyclopédies) que le risque inhérent de manque de fiabilité et de stabilité des informations. Ces bibliothécaires considèrent que la facilité d'accès, la gratuité et le suivi des nouveautés constituent des atouts supplémentaires et soulignent l'intérêt de Wikipédia comme outil éducatif via des travaux de contribution, de traduction ou d'analyse (de plus en plus d'enseignants choisissent d'intégrer Wikipédia dans leurs projets pédagogiques ; une page de la version française liste ces initiatives, assorties de conseils pédagogiques).

 

Absence de projet éditorial

 

Si le modèle de production collaborative de Wikipédia peut servir d'exemple pour la mise à disposition d'informations fiables et de qualité, c'est bien l'absence de projet éditorial qui pose problème : on trouve sur Wikipédia nombre d'articles sur des sujets populaires et d'actualité, alors que d'autres thèmes sont moins, voire pas du tout, traités. Par ailleurs, selon l'analyse de l'historien R. Rosenzweig, si les faits sont globalement bien rapportés dans ces textes, le style des articles reste assez plat et ne vaut pas la richesse d'analyse et de contextualisation de certains historiens, ce qui souligne à la fois un des défauts potentiels de l'écriture collective et la nécessaire complémentarité des sources. De ce point de vue, Wikipédia, comme toute encyclopédie, ne peut qu'être un point de départ, une première source d'informations qu'il est nécessaire de compléter par d'autres lectures. Précisons tout de même que pour pallier le manque de projet éditorial, les portails thématiques se multiplient, permettant d'organiser un peu le contenu.

 

De l'avis de professionnels de l'information, de chercheurs ou d'enseignants, cependant, l'usage généralisé de l'anonymat parmi les contributeurs de Wikipédia reste une difficulté fondamentale pour l'utilisation de cette encyclopédie. En effet, à la différence des autres encyclopédies, les articles de Wikipédia n'étant pas signés, les lecteurs n'ont que peu de preuves, voire aucune, de la bonne foi des contributeurs, malgré la mise en avant des bonnes pratiques. Comme le souligne Laurent Bloch, informaticien à l'inserm : « La confiance s'accorde, pour de bonnes raisons, à des humains précis et nommés » ; c'est la présence d'un nom d'auteur (ou d'un responsable éditorial) qui permet de respecter les règles du jeu démocratique à travers la notion de responsabilité individuelle, alors que l'anonymat rend possible la violation de ces règles et les abus.

 

C'est cette même raison qui a amené L. Sanger, un des fondateurs de Wikipédia, à quitter l'entreprise et à revenir sur le schéma de départ en proposant en 2006 un projet alternatif, nommé Citizendium et fondé sur un collectif d'experts éditoriaux et d'auteurs identifiés. Ce projet utilise notamment la matière première accessible au travers de Wikipédia (selon ses propres règles de libre réutilisation), et une partie de ses contributeurs a d'ailleurs déjà participé à Wikipédia.

 

Plus largement que Nupedia, le projet initial, Citizendium reprend à son compte le principe de production collective de savoir de Wikipédia, tout en y intégrant de vrais repères d'autorité. Cependant, le faible nombre d'articles présents sur Citizendium (un peu plus de 12 000) montre qu'il s'agit d'une logique de niche différente de la volonté populaire à l'œuvre dans Wikipédia. Même la récente initiative de Google (Knol, contraction de l'anglais Knowledge, savoir), dans laquelle les auteurs s'identifient et précisent leur domaine de spécialité, est encore loin de concurrencer l'encyclopédie en ligne. Toutefois, ces alternatives fondées sur l'intégration d'une expertise ont amené Wikipédia à affiner ses méthodes de sélection et d'évaluation de l'information.

 

Inversement, le modèle participatif fait tache d'huile dans des encyclopédies classiques, comme Larousse : celle-ci permet la publication d'articles par des internautes, à côté des articles d'experts sollicités. L'existence de Wikipédia, qui illustre l'importance de la notion de responsabilité (à la fois celle du lecteur et celle de l'auteur), s'inscrit donc dans un paysage de production et d'accès au savoir qui n'a pas fini de se recomposer…

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